Rétroviseur

Le vent de toute la terre

Les textes des Songes en équilibre, affirme un jour Anne Hébert, avec trop de sévérité mais peut-être quelque réalisme, se comparent à de «maladroit dessins d’enfants». Elle avait vingt-quatre ans quand ils sont parus pour la première fois aux éditions de l’Arbre. Entre 1970 et 1974, l’écrivaine entretient une correspondance avec Claude Hurtubise à propos d’une réédition de ce livre: son malaise est palpable malgré son ton posé. Elle s’apprête à publier Kamouraska au Seuil et craint que Les songes lui nuisent au moment crucial de présenter son roman aux grands prix littéraires. Il s’agit d’un sentiment que bien des écrivains peuvent comprendre: le cliché veut que l’on déteste ses premiers textes parce que l’on n’arrive plus à s’y reconnaître, tandis que, pour dire vrai, le plus gênant est souvent de constater à quel point tout s’y trouvait déjà, tout son projet artistique étalé là dans une forme embryonnaire, énoncé là du ton le plus sérieux et le plus naïf. «Je croyais tout saisir», écrit elle-même Hébert en début de recueil, regrettant déjà, alors âgée de seulement vingt-quatre ans, le temps passé et la jeunesse perdue. Le projet est donc remis à plus tard, puis oublié, et ne se concrétise qu’après la mort de l’auteure, dans la foulée des cinquante ans des éditions Hurtubise célébrés en 2010. Et si ce sentiment de petitesse est constamment réitéré dans les poèmes, on y sent aussi le besoin d’embrasser le monde entier, l’interaction des éléments intuitivement comprise par une jeune fille dont l’humilité devient, finalement, la plus grande manifestation d’intelligence: «c’est de ne pas savoir au juste / Qui fait notre supériorité».

Les dessins d’une enfant, donc, mais d’une enfant qui aurait pour but de reproduire la totalité de l’univers, Dieu et le sentiment mystique: pour cela il faut des moyens. Son recueil se compose de quatre parties d’intérêt inégal, dont la plus réussie est sans aucun doute celle qui donne son titre au livre: «Songes».Suivent «Enfants», «Prières», «L’oiseau du poète». C’est à la première que je m’attarderai le plus. Il y a dans ce titre l’annonce de la forme que prendront les textes: il ne s’agit pas de rêves, plutôt des rêveries, dérives contrôlées au cours desquelles Hébert se laisse couler en exerçant le moins de contrôle possible. Le regard porte loin, et les vers, toujours simples, brefs, sans affectation, décrivent et construisent en même temps le paysage contemplé. Surviennent de brèves pointes de puissance où l’écrivaine assume complètement son côté démiurge –  «J’ai cru que tout était à moi» –, mais il s’agit toujours d’une illusion, voire d’une supercherie, d’un simple «jeu» qui, une fois mis au jour, emplit les cœurs de tristesse – car par une sorte de phénomène d’osmose, la tristesse de la poète peut contaminer l’environnement et ses créatures. Cette tension s’annonce dès le poème liminaire, où la jeune Hébert fait le récit de sa journée. Enfermée dans sa chambre, elle cohabite «avec des fées / À moitié fabriquées / À moitié habitées», aux apparitions sublimes et fugaces. Il faut rester dans la plus grande concentration, fermer les rideaux, car la simple irruption dans la pièce d’un rayon de soleil empêcherait le poème d’advenir, interromprait le songe, le songe semblable à «une onde / Qui fuit / Entre les doigts».

Écrire demande cette vigilance, cette attention à ce qui se produit en soi – quasiment comme s’il s’agissait du corps de quelqu’un d’autre –, hors de soi, et dans le texte, de se faire toute petite, voire de disparaître ou de se confondre avec le dehors. Plusieurs poèmes traitent de la nature et des éléments, d’une forêt où se cacher, forêt qui bientôt se réduit à la frondaison puis au feuillage d’un seul arbre visible depuis la fenêtre – mais cela revient au même, car l’arbre contient l’image de la forêt, comme un jour triste compte plusieurs siècles d’attente –, de la pluie qui s’infiltre dans le sol, de la brume qui enveloppe ou du vent qui envahit tout, efface tout, dont le nom à force d’être répété devient le principal motif du texte. Ce vent, c’est aussi bien sûr le souffle de l’écrivaine, d’origine mystérieuse et à la destination inconnue. Il se compare à une danse improvisée ou à une musique: «Un son frais / Qui coule tout seul / Comme le son d’une flûte / Qu’on aurait / Perdue en forêt.» Il souffle à l’intérieur du corps, dans le cœur: «Il vente partout. / Le vent de toute la terre / S’assemble ici.»

N° 301: Tous banlieusards

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