La revanche du roman historique
Au moment où les gouvernements fédéral et provincial se préoccupent du contenu des cours d’histoire à l’école secondaire, des écrivains d’ici s’approprient sans complexes le passé pour mieux le tordre et en extraire tout le jus. On observe en effet depuis deux ou trois ans une recrudescence marquée de l’intérêt pour l’histoire dans la prose québécoise. La publication de La constellation du lynx (2010) de Louis Hamelin, d’Atavismes (2011) de Raymond Bock, d’Arvida (2011) de Samuel Archibald et de La Trilogie coréenne d’Ook Chung (2012), pour ne donner que quelques exemples, confirme la montée d’une nouvelle vague de «romans historiques», fictions qui, pour arriver à penser l’histoire, n’hésitent pas à redessiner les arbres généalogiques et à annoter les marges des archives officielles.
Deux romans qui ont «fait la manchette» en 2012 s’inscrivent dans cette mouvance: La fiancée américaine (Prix des libraires) d’Éric Dupont et Hunter s’est laissé couler (prix Robert-Cliche) de Judy Quinn. Ces livres ont en commun de proposer un appareil narratif complexe, composé de correspondances, de journaux intimes, de passages en narration omnisciente, et de tenter de reconstituer des événements passés en entrecroisant différents points de vue. Toutefois, on ne peut imaginer deux formes romanesques plus antithétiques. Alors que Dupont fait preuve d’ambition en termes non seulement de nombre de pages, mais d’étendue temporelle et géographique du récit, Quinn relève quant à elle le défi de la précision et de la densité. Le premier raconte une histoire, déjà pensée pour nous, alors que la deuxième se contente de faire entendre des voix, dont nous devons découvrir la provenance et l’identité. Hunter s’est laissé couler est un roman exigeant, qui nous abandonne aux débris d’une parole. Gare au lecteur qui y chercherait «un bonheur de lecture».
Arrêtons-nous d’abord sur le roman de Dupont, afin de mieux comprendre son projet. La fiancée américaine retrace l’histoire de la famille Lamontagne, en particulier de ses trois générations de Madeleine, dont les tribulations nous font traverser le vingtième siècle. Originaires de Rivière-du-Loup, les personnages principaux passeront par différentes villes d’Europe et d’Amérique pour nouer et dénouer les fils de leur passé trouble. Ceux qui ont vu dans ce roman, péjorativement, le digne descendant de grands romans populaires à la Arlette Cousture n’ont sans doute pas mesuré la liberté que prend l’auteur avec les conventions du genre. Ceux qui, au contraire, présentent Dupont comme l’émule d’un Gabriel García Márquez prennent leurs rêves pour la réalité. La principale faiblesse de La fiancée américaine, ce qui le rapproche le plus du best-seller à recette, est précisément sa manière d’aborder l’histoire comme un puzzle dont il suffirait de remettre les pièces en ordre pour en avoir une vue totale et nette. En ce sens, le roman se consacre complètement à la satisfaction du lecteur qui attend des réponses. Celui-ci est tenu en haleine, les phrases coulent, sans accrocs, transparentes, au point où on oublie qu’on a affaire à une œuvre de langage. L’écriture ne se dévoile jamais comme écriture, elle n’est qu’instrument pour faire progresser l’histoire, le plus vite possible. La construction du récit n’est pas linéaire, les nombreux allers-retours entre différentes époques le prouvent, mais le roman l’est, en ce sens que toutes les parties convergent vers l’ultime révélation, alors que les différents morceaux du puzzle s’imbriqueront parfaitement. Quand, après une longue confession, un personnage-clé soupire: «Voilà, vous savez à peu près tout», l’auteur confirme en passant au lecteur angoissé que rien ne restera dans l’ombre.