Tous banlieusards / Confessions d’un cassé

La violence et l’ennui

Quatrième confession d’un cassé

Le roman de formation d’un p’tit gars de Charlemagne.

1

Mon père et ma mère venaient tous les deux de la ville, une origine commune qui ne les unissait pas. Mon père rêvait de s’installer dans le fin fond d’un rang ou, mieux encore, dans le bois, juste à côté d’un lac ou bien donc d’une rivière mais, pour ma mère, c’était un peu le contraire. Dans la mesure où le théâtre, le cinéma, les librairies, les musées, les cafés, aussi, étaient pour elle le sel de la vie, la seule chose qui l’intéressait était de se rapprocher le plus possible du centre-ville. Je n’ai jamais pu savoir à quel point cette tension-là était insupportable pour chacun d’eux, mais à peu près une année après leur mariage, ce qu’ils ont trouvé de plus simple à faire a juste été de couper la poire en deux. C’est comme ça que j’ai passé mon enfance, puis mon adolescence, pas plus dans un rêve que dans l’autre.

2

J’imagine que c’est pour ça que dans banlieue, à la manière du proverbial nez au milieu du visage, je ne perçois que le ban. De là, comme la pente est glissante, je n’entends plus que bannissement, de même qu’exil. Bandérive du latin bannus, qui était une «amende infligée à cause d’un délit contre le pouvoir public».C’est au douzième siècle que le français l’adopte, afin de désigner une «loi dont la non-observance entraîne une peine». Au bout d’un certain temps – le langage, c’est chiant, est rarement une chose fixe –, ban en est venu à signifier une convocation, celle que le suzerain faisait à ses vassaux quand il trouvait que c’était le temps de faire la guerre. L’équivalent, en gros, de notre conscription. Ça expliquerait, et me semble-t-il de façon élégante, la parenté des rangées de bungalows avec les alignements de baraquements militaires. Anyway, à la longue, le terme s’est mis à désigner le territoire même qui était soumis à la juridiction de ce ban-là. Le mot banlieue, issu de la féodalité, désignait donc l’espace, d’environ une lieue, jusqu’où l’autorité comme le bon vouloir du suzerain s’étendaient. Il ne m’apparaît ainsi pas délirant d’avancer que banlieue, aujourd’hui, est, plus encore qu’avant, le lieu même du ban, de la conformité, donc, aux mots d’ordre, si ce n’est, en fait, le ban qui se fait lieu. Je veux dire de la même manière que le verbe s’est fait chair.

3

La transmission, comme on le sait, est un processus sinueux. Ce que m’ont essentiellement transmis mon père et ma mère par le biais de leur compromis, c’est que la banlieue est avant tout un territoire où l’on se languit. D’abord d’un autre endroit, ensuite, bien sûr, d’une autre vie, peut-être même d’un autre amour, d’une femme ou d’un homme avec qui il serait pensable de partager ce qui arrive un peu, par accident, à nous faire supporter la stupeur d’être en vie. Je ne peux d’ailleurs pas m’empêcher de penser que c’est parce qu’un autre monde y apparaît impossible que les gens qui habitent en banlieue ont la force de se lever le matin pour se rendre pare-chocs à pare-chocs jusqu’à leur lieu de travail, puis d’en revenir de la même manière en fin d’après-midi, puis de s’occuper, la fin de semaine, de leur gazon, de leurs haies ou de leur clôture pour après ça se rendre chez Costco s’acheter sagement Dieu sait quoi à crédit.

Je n’ai jamais vraiment lu Max Weber, mais je sais quand même, pour une obscure raison, que c’est dans une conférence intitulée Le savant et le politique, qu’il a donnée un an à peine après l’horreur sans nom qu’on a fini par appeler, j’imagine faute de mieux, la Première Guerre mondiale, que le sociologue a introduit au monde son fameux concept de violence légitime. C’est un peu niaiseux, j’en conviens, mais la banlieue pourrait peut-être bien reposer, me semble-t-il, sur quelque chose d’analogue, soit l’ennui légitime. Tout comme l’État moderne a su, au temps de son origine, s’accaparer la violence de ses citoyens afin que l’ensemble du corps social ne s’abîme pas à longueur de journée dans le sang, la banlieue, pour sa part, a recueilli en son sein le désarroi et l’ennui de tous ceux qui l’habitent de manière à ce qu’ils puissent vaquer à leurs occupations sans trop sombrer dans la neurasthénie. Les liens de la banlieue avec les idées de Weber ne sont pourtant pas qu’analogiques. Je m’en voudrais de le laisser entendre. L’ennui dont dispose la banlieue, pour ainsi dire à satiété, se déploie en effet grâce à la violence de l’État, enfin, grâce à l’usage qu’en fait désormais l’entreprise privée depuis qu’on a trouvé que c’était plus commode de la lui refiler en sous-traitance. Si la banlieue peut ainsi s’ennuyer à force de ne se préoccuper que de problèmes d’intendance, c’est que les lumières de Noël, les costumes d’Halloween et les écrans plasma dont elle est si friande sont de plus en plus produits au loin, là même où son regard ne porte pas, et dans des conditions qu’il lui serait impensable d’accepter pour elle-même. Or, c’est là que cet ennui devient d’une tristesse sans nom. Parce que pour acquérir les bébelles dont elle a tant besoin pour maintenir à flot la représentation qu’elle se fait d’elle-même, la banlieue est forcée de vivre au-dessus de ses moyens. Financiers, tout d’abord, mais, plus encore, moraux. Elle s’endette ainsi, comme on le sait, auprès des institutions financières, puis ensuite, ou simultanément, auprès de ceux et celles qui fabriquent pour elle, en étant traités comme des bêtes, l’essentiel de ce qu’elle consume. Et c’est là le drame des banlieusards: ils ont beau être délestés du poids de leur ennui, ils ne le sont pas de celui de leurs dettes, de la première, la monétaire, qui les rend fous à force de craindre de ne pouvoir l’honorer, et de la deuxième, la morale, qui les rend fous à force d’être, finalement, irremboursable. En plus de ça, comme les sweatshops pullulent en bonne partie parce qu’un matin des actionnaires se sont dit que ça serait une bonne idée de délocaliser l’usine de Dorval ou de l’Assomption, les chômeurs qu’ils créent de la sorte deviennent ipso facto une clientèle rêvée pour les vendeurs de parapluies qui perdent leurs baleines au bout de trois averses ou encore d’ouvre-boîtes qui pètent après leur septième canne. Si Victor Hugo pouvait se permettre d’affirmer que «c’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches», nous n’avons même plus ce loisir-là tant notre paradis s’avère infernal à force d’être pathétique. On dirait La planète des singes. À cette différence près que ce ne sont pas ici les primates qui ont pris le contrôle, mais plus tristement les bébelles. Les rares fois où je retourne au pays de mon enfance, il m’est assez difficile de ne pas repenser à Charlton Heston, à quatre pattes de rage et de désespoir, en train de crier devant la statue de la Liberté ensablée jusqu’au cou: «Cette planète maudite, c’est la Terre!»

Pierre Lefebvre est le rédacteur en chef de la revue Liberté. Il est aussi l’auteur de deux pièces de théâtre, Loups et Lortie. Les trois autres «Confessions d’un cassé» sont parues, respectivement, dans les numéros 284, 289 et 295 de Liberté.

N° 301: Tous banlieusards

La suite de cet article est protégée

Vous pouvez lire ce texte en entier dans le numéro 301 de la revue Liberté, disponible en format papier ou numérique, en librairie, en kiosque ou via notre site web.

Mais pour ne rien manquer, le mieux, c’est encore de s’abonner!