Tous banlieusards

Home sweet home

Quand la possession domiciliaire entraîne une dépossession existentielle.

«Cette maison-là, c’est le prestige, la distinction, mais c’est surtout le plaisir d’être ensemble, en famille, entre amis», assure l’agent immobilier dans un monologue tout ce qu’il y a de plus racoleur et grandiloquent qui ouvre de Du chez-soi, bande dessinée d’Ariane Dénommé. Cette maison-là, du moins tente-t-il de nous en convaincre, c’est le bonheur, la joie, c’est la vie, contenue dans ses matériaux mêmes. Or, le vendeur tient son discours au fil d’une série de pages exemptes de tout décor, proposant ainsi le même baratin indépendamment du lieu précis qu’il cherche à refiler à ses clients. Il accumule les épithètes qui ne renvoient pas aux données empiriques qui permettraient de distinguer une maison d’une autre, mais plutôt à des qualités abstraites. Même quand il porte son attention sur les composantes matérielles du bâtiment, il ne peut s’empêcher d’évoquer des valeurs: «Les planchers sont en bois noble, tout est authentique, véritable, réel» – alors qu’il serait possible d’objecter qu’un plancher en contreplaqué n’en serait pas moins véritable et réel. Ce qui compte, en fait, c’est que les acheteurs se sentent devenir eux-mêmes plus réels, l’épaisseur des murs garantissant leur propre consistance, la façade aux dimensions imposantes les dotant d’un nouveau visage, plus visible. Tout en permettant d’apparaître aux yeux des autres, la maison rendrait possible le repli sur soi, la quiétude, elle est un refuge, non pas au sens d’abri physique, mais d’échappatoire, de fuite du monde extérieur. Quand il aborde, par exemple, la question des obstacles financiers, l’agent prend un air grave et insiste sur l’aubaine que représente cet achat colossal. Il interpelle autant l’esprit de sacrifice: «oui, c’est vrai, tout ça a un prix»; le courage: «il faut oser!», que l’ambition: «il existe de nombreux outils et personnes ressources pour vous aider à réaliser vos rêves». Le discours de l’agent immobilier s’appuie davantage sur des idées que sur des considérations pratiques, sa rhétorique étant plus digne de la propagande que de la persuasion. Dans Du chez-soi, la contamination idéologique semble d’ailleurs porter fruit: Patricia, à qui l’agent a livré son discours, le reprend presque mot à mot en décrivant sa nouvelle demeure à son frère David, comme si elle essayait de convaincre ce dernier – mais aussi de se persuader elle-même – du choix qu’elle a fait.

Les différents récits mis en scène dans l’œuvre chorale de Dénommé révèlent la valeur considérable qui est investie – au sens propre comme au figuré – dans la possession d’une maison. L’acquisition immobilière est évidemment conçue comme un placement judicieux en termes financiers et permet d’aménager un nid familial, où les enfants pourront grandir «en sécurité». Dans Du chez-soi les personnages aspirent aussi à autre chose, un idéal moins pragmatique, auquel l’achat d’une maison ne correspond pas entièrement. Le silence, très présent à travers les dialogues brefs et épars, correspond au grand dépouillement des images. À la plénitude idéalisée et attendue de la vie de propriétaires s’oppose un manque impossible à formuler.

Pour une large partie de la population – celle qui désire accéder à la propriété, mais qui ne dispose pas des moyens financiers pour acquérir une demeure en ville –, nul milieu ne représente mieux la possibilité de se départir de son statut de locataire que la banlieue, terre promise de la jeune famille désireuse de procurer à chacun de ses membres une pièce assignée et une cour arrière où se détendre. L’achat d’une propriété est un «projet de vie» qui devient destination, point d’arrivée; comme si on atteignait une finalité de l’existence dès la trentaine, étrange désir aux relents mortifères. Le point d’arrivée est ainsi circonscrit à une aire géographique qui duplique à l’infini et à l’identique la matérialisation de cette destination sous la forme de bungalows et de cottages. Cependant, il y a quelque chose d’illusoire, voire d’erroné, dans cette idée selon laquelle l’achat d’une maison constitue non pas une étape dans le parcours de la vie, mais plutôt l’ultime but à atteindre, puisque, justement, tout ne s’arrête pas à partir du moment où l’on revient de chez le notaire avec «nos» clés, loin de là. Dans Du chez-soi, les personnages semblent désorientés, comme s’ils ne savaient plus dans quelle direction se lancer une fois leur but atteint, la maison les aspirant dans un vortex domestique dont ils auraient mal mesuré l’ampleur. Patricia a beau clamer à son frère que sa nouvelle maison est extraordinaire, elle mentionne du même souffle qu’elle passe la majorité de son temps à en faire l’entretien, que sa relation avec ses deux adolescents turbulents est au point mort, et qu’elle cherche activement une âme charitable qui voudrait lui consentir un prêt afin de l’aider à assumer les paiements exorbitants liés à l’acquisition de son McMansion. «Le bon goût ne s’achète pas», prétend Patricia, et pourtant, elle se ruine pour maintenir l’image de sa respectabilité, croyant à tort que le bonheur, le prestige et le plaisir d’être ensemble peuvent être obtenus grâce à une transaction immobilière. Après tout, c’est bien ce que lui a promis son agent immobilier. Mais la réalité est ailleurs – du moins, elle ne se cantonne assurément pas entre les quatre murs d’un domicile à soi.

Gabriel Tremblay-Gaudette complète un doctorat en sémiologie à l’Université du Québec à Montréal. Il s’intéresse notamment aux rapports texte-image en littérature.

N° 301: Tous banlieusards

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