Un acre en sursis
Si la ville est une fourmilière, à quoi peut-on comparer la banlieue, à propos de laquelle je n’ai jamais pu me départir de mes préjugés? Apeurée par l’idée de me retrouver isolée dans un lieu sans, sans centre et sans densité, contrairement à la ville, mais aussi sans bord de l’eau, privée de l’anarchie qui règne à la campagne, et où l’activité-récompense, après avoir tondu son carré de moquette verte, consiste à aller magasiner un barbecue (au gaz), j’ai, il y a maintenant dix-sept ans, quitté la ville pour la campagne. Je suis allée me coincer entre la rivière Yamaska et un champ de maïs au fond duquel j’aperçois la lisière de la forêt, encore un autre monde.
Qu’est-ce que ma «campagne», à une heure de route de Montréal? Un acre de gazon à tondre, le chant, non pas des tondeuses, mais celui plus intense des tracteurs à gazon, et aussi, soyons bon prince, celui des grenouilles, dans la nuit où monte début juin l’odeur des fleurs des faux acacias. En réalité, la maison que j’habite, chalet construit au début des années soixante, a été agrandie et transformée au fil des ans par ses trois propriétaires successifs, jusqu’à devenir un bungalow, certes recouvert de clin de bois, mais ce n’est qu’un déguisement, deux boîtes à lettres plus loin, le bungalow de briques avec parking en demi-cercle asphalté me rappelle à l’ordre. Les deux voisins immédiats ont eux aussi emmieuté leur chalet et ont ajouté des chambres, ils ont transformé l’ancienne véranda en pièce fermée pour y rabouter un solarium tout vitré, plus tendance, que j’appelle, en bonne mauvaise langue, leur étuve. Ces réflexions me ramènent a contrario aux mots du sociologue Henri Lefebvre, qui écrivait en 1974 que «la matière première de la production de l’espace, ce n’est pas, comme pour les objets particuliers, un matériau particulier; c’est la nature elle-même». Si l’on n’envisage pas l’habitation comme un objet, mais comme un espace où vivre, il est vrai que le point de vue s’élargit et englobe le paysage entier.
Dans le paysage que j’habite, tous les printemps et tous les automnes, je subis aussi l’odeur du purin qu’on vaporise très haut dans les champs et qui retombe en gerbes brunes et opaques sur la terre brune et opaque. La Yamaska est chargée du phosphore de ceux qui fournissent en maïs le gros producteur de porc de Farnham, Fulgence Ménard. Il y a quarante ans encore, on s’y baignait, du temps où la maison à propos de laquelle je n’ai jamais pu me mettre dans la tête que j’en étais propriétaire (elle n’a jamais été libre d’hypothèque) était encore une résidence secondaire. À cinq cents mètres de chez nous, il y avait un parc à roulottes avec piscine, toilettes publiques et kiosque à crème glacée. Aux dernières nouvelles, le propriétaire était sur le point de s’entendre avec la municipalité pour diviser l’espace désormais déserté en huit lots qui se vendront à fort prix, étant donné leur emplacement de plus en plus recherché (un bord de rivière non inondable).
Anne-Marie Regimbald est traductrice et réviseure linguistique.