Parler la langue du DIX 30
La première fois où j’ai mis les pieds dans un centre commercial par mes propres moyens, j’avais sept ans et je venais de me sauver de la maison. Mon amie et moi avons erré entre les boutiques jusqu’à la foire alimentaire où, entre deux plantes de plastique, une voisine nous a repérées et ramenées de force à nos parents. Ce n’était que le début d’une longue et riche relation avec le centre d’achats. En tant que fille de la Rive-Sud, j’allais passer des heures à flâner en terrain connu, dans les larges allées en céramique du Carrefour Richelieu, du Mail Champlain, des Promenades Saint-Bruno. Ce n’est qu’en 2011, bien après tout le monde, que j’ai foulé l’asphalte du Quartier dix30. Et j’ai eu peur. Un nouveau monde s’offrait à moi, un monde que je n’arrivais pas à interpréter. Cette fois-ci, aucune voisine pour me prendre par la main et me ramener à la maison. De toute évidence, il me fallait réécrire ma grammaire du centre commercial.
Les promoteurs du Quartier dix30 se sont bel et bien donné pour mission de révolutionner l’art du magasinage en révisant ses règles les plus élémentaires. Je m’en suis rendu compte rapidement en lisant les dizaines d’articles qui se sont écrits sur le sujet depuis l’ouverture des premières boutiques en septembre 2006. Les médias montréalais sont absolument fascinés par cette nouvelle «créature de banlieue», qui a brutalement émergé du sol brossardois. Inspiré du modèle américain du lifestyle center, ce centre commercial à ciel ouvert prétend combler vos désirs les plus fous en réunissant dans le même lieu des restaurants haut de gamme, des boutiques de mode, des galeries d’art, des grands magasins, des bars, deux cinémas, deux salles de spectacle et d’excellents coiffeurs, si je me fie à mes amies qui fréquentent leur salon. Si on ne s’en tenait qu’à ça, le Quartier dix30 ne serait qu’un autre centre d’achats en plus branché. Mais il a été conçu dans le but d’être «plus qu’un centre commercial», un endroit qu’on habite et envers lequel on développe un sentiment d’appartenance. La preuve: depuis 2011, le complexe inclut aussi une section résidentielle, la Cité dix30, qui devait, à l’origine, compter trois cents condos. Lorsqu’ils interviennent dans l’espace public, les promoteurs ne semblent avoir aucun mal à faire accepter l’idée qu’un centre commercial puisse devenir un chez-soi. N’est-ce pas ainsi qu’on pense la ville désormais, comme un vaste espace d’échange entre consommateurs et commerçants? Mais je ne suis pas la seule à résister à cette vision. Les détracteurs du dix30 sont nombreux, non seulement dans les médias, mais dans les chaumières de la Rive-Sud. Au cœur de ce débat, c’est la conception même de la ville qui se trouve remise en question.
Dix30, mode d’emploi
Il y a huit ans à peine, des kilomètres de terres en friche encerclaient ce carrefour d’autoroutes. Sur ce no man’s land isolé des vieux quartiers de Brossard par la voie ferrée du CN, on a depuis créé de toutes pièces un «quartier», qui se targue d’être devenu un milieu de vie urbain foisonnant de travailleurs et de clients. Chaque fois que je passe en voiture sur l’autoroute 10 en direction de mon patelin natal, la même question me taraude: comment s’y sont-ils pris pour réussir leur coup? Le géographe Yi-Fu Tuan me répondrait qu’un lieu, pour exister, doit être visible, c’est-à-dire détenir une importance symbolique pour un individu ou un groupe. Voir un lieu, c’est lui donner une signification particulière, c’est produire un discours sur lui. En ce sens, les fondateurs du dix30 ont visé juste. En 2006, le consortium immobilier gpg Devimco, principal promoteur, a chargé la firme de publicité montréalaise Bleublancrouge de définir l’image de marque (le branding) du lieu: on devait déterminer le profil des habitants, des visiteurs et l’utilisation que ceux-ci devraient en faire. Pour y arriver, le centre commercial s’est doté de plusieurs outils promotionnels, dont un site internet et la revue Le Quartier, qui font carrément office de «mode d’emploi».
Marie Parent est étudiante au doctorat en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal. Ses travaux portent sur l’idée du chez-soi dans la fiction nord-américaine depuis 1945.