Dans un motel des Laurentides
Bien que révélatrice d’une angoisse collective identitaire, la charge poétique de Prochain épisode finit par prévaloir sur sa dimension politique. Un magnifique malentendu littéraire qui laisse le lecteur s’emparer de ce qu’il veut. Plus qu’un récit, ce long poème métaphysique de l’errance condense toutes les obsessions et les hantises d’un homme qui à la fois les fuit et les confronte dans la solitude de son enfermement. Tandis que le surhomme s’affranchit du temps, du pouvoir, de l’histoire, en abandonnant femme et enfants, son identité devient flottante et malléable au point de disparaître. Les masques tombent les uns après les autres, révélant la réelle figure de ce faux James Bond révolutionnaire dont l’un des avatars, H. de Heutz, le banquier, n’est pas sans rappeler les Earl Jones et les Bernard Madoff de ce monde. L’homme est aussi, paradoxalement, «[un] Canadien errant / banni de ses foyers / [qui] parcourait en pleurant / des pays étrangers».
En cavale, le fugitif romantique, qu’on dirait tout droit sorti de la série américaine éponyme (l’originale, en noir et blanc), choisit délibérément de se retirer dans les espaces flottants et décentrés que sont les chambres de motel et d’hôtel, les eaux du lac, la prison et le dernier lieu, épiphanique, celui du ventre de l’amante retrouvée au terme d’un récit que le narrateur vient clore lui-même par le mot FIN: «tout finira dans la splendeur secrète de ton ventre peuplé d’Alpes muqueuses et de neiges éternelles». Cet enfouissement volontaire soustrait encore une fois, par la résistance passive, le moi au collectif.
L’incipit de Prochain épisode résonne en moi. Il est l’embrayeur de la descente ophélique de l’antihéros qui se désolidarise du collectif après avoir nié l’acte révolutionnaire dont il est l’auteur. La scansion de la phrase, sa lenteur confèrent à l’ensemble du roman un caractère incantatoire qu’on ne peut ignorer. Tour à tour, les poètes sont convoqués pour accompagner la chute d’un moi façonné par les vers de Nerval, Baudelaire, Péguy, Byron et même par les paroles de l’Évangile. Derrière cette dimension mémorielle intertextuelle, j’entends un ancien amoureux journaliste qui tape sur sa Brother jaune portative des vers d’Alfred de Vigny tirés de La mort du loup: «Les nuages couraient sur la lune enflammée / comme sur l’incendie / on voit fuir la fumée / et les bois étaient noirs jusqu’à l’horizon» et entrer dans l’écriture au fur et à mesure que les touches claquent sur le rouleau noir et impriment le livre à venir. Je me rappelle, j’enviais cet adieu au monde qui plongeait Aquin dans l’extase de la création. Je ne savais pas encore qui j’étais.