Sans ternissure
Ce fut, telle une étoile, une écriture filante. Ardente. Un feu follet. Je me souviens de la chambrette de la rue Hamel où, ébloui, j’avais lu, acheté à la librairie Garneau de la rue Buade, ce roman, La côte sauvage. Le vieux libraire à la redingote poussiéreuse dont j’ai oublié le nom approuva mon choix; il avait dû me dire quelque chose comme: c’est regrettable que ce garçon soit mort si jeune… J’appris que Jean-René Huguenin, l’auteur, s’était tué dans un accident de voiture en 1962, à vingt-six ans. J’ai lu d’une traite son seul roman, une nuit de l’hiver 1965. J’écoutais Brassens tous les jours à cette époque, adorant entre autres «le bel azur me met en rage…» dans L’orage… Je fumais sans trop inhaler des Gitanes papier maïs au paquet solide et des Celtique gros module au paquet mou. Le soir, il y avait rue Couillard un café appelé Les Deux guitares. La côte sauvage lu, je me rendis compte que j’avais l’âge d’Huguenin quand il entreprit d’écrire ce roman qui échappait à la littérature innovante du temps, écritures théorétiques ou techniciennes, et qu’il me ramenait promptement à l’univers romantique et fiévreux de quelque livre ancien comme Poussière de Rosamond Lehmann plus qu’à celui si réaliste des Gommes et des Choses… qui tenaient alors la vedette.
Ce roman qui m’envoûta s’apparentait aussi à l’atmosphère d’angoisse et de familiarité avec l’idée de la mort qu’on trouve dans l’Adolphe de Benjamin Constant et au ton automnal du Dominique de Fromentin (comme Julien Gracq le notera en 1967 dans le premier volume de ses Lettrines, Gracq, c’est-à-dire, pour Jean-René Huguenin, monsieur Poirier, puisque l’auteur du Rivage des Syrtes fut le professeur d’histoire-géographie d’Huguenin au lycée Claude-Bernard dans les années cinquante, en troisième et en terminale). C’était un roman ombrageux et intense à la fois sur l’agonie de l’enfance, l’ambiguïté des amours naissantes, le pressentiment de l’inceste, axé entre soif de franchise et fascination de la mort, dans l’attrait de l’automne («L’automne, déjà!», ce cri terrible de Rimbaud qui ouvre la plus longue pente d’Une saison en enfer). La côte sauvage avait été écrit par un garçon de mon âge et je me renseignai vite sur lui; de ce garçon des beaux quartiers, comme Proust et Claude Jutra, fils d’un médecin réputé, je dévorai aussitôt le Journal, que le Seuil avait publié deux ans après sa mort (c’est Mme Huguenin, puisque le vieux Mauriac avait écrit une lettre élogieuse à son fils après avoir lu La côte sauvage et que celui-ci était allé le voir – les Huguenin et les Mauriac étaient voisins, rue Rémusat dans le seizième arrondissement –, qui confia au romancier du Mystère Frontenac les quelques cahiers de son fils, et Mauriac, avant même d’en avoir terminé la lecture, les porta avec enthousiasme rue Jacob, offrant sur-le-champ d’en signer la préface: «ce Journal a la lividité de l’éclair»).
Fils unique comme lui, je découvrais un frère déjà mort. Fasciné par ses réflexions, exhortations et détestations d’adolescent allant entrer avec orgueil et panique dans l’âge d’homme (il commença son journal à dix-huit ans – le 11 décembre 1955 – et le tint jusqu’à deux jours de sa mort), je le comprenais lorsque je lisais: