S’arracher à son monde
Elle n’était pas moins excitée que ses parents par la perspective de cette visite. Depuis quelques jours, elle sentait qu’il y avait «quelque chose dans l’air», quelque chose, qui la concernait. Un soir qu’elle se trouvait dans sa chambre en train d’étudier, elle avait entendu Bill et Mme Lafrenière qui discutaient à voix basse dans la cuisine. En ouvrant la porte, Gisèle avait pu saisir des bribes de conversation, bien incomplètes, hélas, mais suffisantes pour qu’elle comprît le motif de la visite de Lebeuf. L’adolescente n’avait presque pas dormi la nuit suivante. Son avenir, brusquement, se trouvait jeté entre les mains de cet inconnu, un personnage énigmatique qui était balayeur en même temps qu’étudiant. Depuis des mois, Bill leur rebattait les oreilles avec ce Lebeuf, «ein tough, ein gars qu’avait pas fret aux yeux, pis qui parlait pas en termes, mais ein type que, les curés pis les collets blancs, ils avaient rien à y montrer». En général, Gisèle ne portait guère attention à ces histoires de Compagnie de transport et d’agitation ouvrière. D’un autre que son père, elle les eût trouvées franchement rasantes. Elle avait d’autres préoccupations, «des préoccupations plus hautes». Elle voulait continuer ses études après sa neuvième année. Elle voulait sortir de ce milieu misérable où l’on parlait constamment de comptes à régler, de prochaine paye et d’augmentation des prix. Deux de ses compagnes devaient aller au pensionnat l’an prochain. Elle avait décidé qu’elle y entrerait aussi, coûte que coûte. La perspective d’aller travailler à la manufacture de boîtes de conserve, comme ses compagnes moins fortunées, l’horripilait. Une fois, pendant les vacances, Mme Lafrenière l’avait envoyée porter un message à sa tante à la Maisonneuve Canning Company. Le vacarme des machines, les lumières allumées en plein jour parmi l’odeur d’huile et de sueur, la file des ouvrières rivées à leur petit banc comme des prisonnières lui avaient laissé un souvenir infernal. Non, jamais elle ne consentirait à travailler là. Elle connaissait autre chose, elle. Elle avait lu les romans de Delly et de Henri Ardel, empruntés à la bibliothèque de l’école. Elle savait qu’il était possible pour une jeune fille comme elle de rencontrer un beau jeune homme riche, courageux et distingué et de lui inspirer un amour profond. Car elle était belle, elle le savait. Les hommes tournaient la tête quand ils la croisaient dans la rue et lançaient des remarques égrillardes. Mais ceux-là, c’étaient des brutes. Les jeunes hommes nobles, purs, capables d’un amour éternel, où pouvait-on les rencontrer? Tous les romans intéressants qu’elle avait lus se passaient en France. Mais des héros semblables devaient exister au Canada, dans une grande ville comme Montréal… Lebeuf en était-il un? À quelle catégorie appartenait-il? Quelle attitude faudrait-il adopter à son égard? Un étudiant-balayeur! Quoi de plus inconcevable? Et pourtant, il fallait adopter une attitude. C’était de la dernière importance. De l’impression que Gisèle produirait sur ce personnage énigmatique dépendait son avenir, son bonheur.
Gérard Bessette, La Bagarre, Ottawa, Canada, 1993, Éditions Pierre Tisseyre