Le racontar de la villégiature caniculaire
Je consigne ici quelques souvenirs rapiécés, question de prolonger la mémoire de l’été 2021. Année à marquer d’une pierre blanche, car les conséquences des changements climatiques et de la destruction des milieux vivants dans nos vies s’y sont concrétisées.
Ce chapelet d’images dialectiques n’est pas sans rappeler, par les thèmes et la naïveté, la tenture de l’Apocalypse d’Angers. La touche estivale et bourgeoise du décor québécois y ajoutant un élément comique – et l’exposition de cette impuissance collective qu’induit notre attachement à nos manières, à nos moyens, à notre confort surtout – a l’effet d’une brûlure mentale dont la manifestation même ne manque pas d’ironie.
Rions donc, et demandons-nous comment faire de cette douleur le pivot d’une puissance d’agir inédite, qui devra être redoutable. Car il nous reste encore à découvrir comment vivre, si ce n’est de la destruction.
Un parc de maisons de villégiature du sud du Québec. Le bruit des tronçonneuses à gaz remplit l’espace de la cuisine neuve du chalet chauffé / refroidi de treize pièces. Depuis tôt le matin, deux bûcherons abattent la plus grande part du boisé adjacent. On jase «environnement»: des quarantenaires d’horizons variables parfaitement versés en la chose se désolent du monde que nous léguerons aux générations futures. Les représentants d’une des générations futures en question, à cet effet, s’attristent très ouvertement de l’héritage pourri qui leur est imparti. Le chalet a été acheté pour déserter la Montréal pandémisée-canicularisée où l’on vit et travaille, et parce que «l’immobilier, ça reste une valeur sûre», selon Monopoly. Les nouveaux propriétaires racontent: «Quand la neige a fondu, au printemps, on a découvert que le terrain sur lequel on est bâtis est un ancien milieu humide qui a été comblé à la pépine.» Du côté de l’étang situé au centre du parc-en-nature, un effort collectif de lutte contre les algues envahissantes a été organisé. La procédure consiste à les arracher à la main, à les laisser sécher au soleil et à les jeter dans les bacs de poubelle de la municipalité.
Entendu à Montréal: «Des fois, l’arrière des jambes me brûle quand je marche sur le trottoir, ça me fait paniquer.»
Une petite municipalité située au nord de Montréal, qui, depuis le XIXe siècle, est une destination de villégiature prisée, a vu sa population permanente tripler avec la pandémie de covid-19. L’ancien village devenu banlieue vibre au son des petits moteurs, tous les chiens sont en laisse, l’accès au parc est contrôlé depuis le stationnement, et les entrepreneurs en construction sont au front. On peut entendre, entre deux verres de vin blanc et à travers une palissade de bambou: «bonne chance pour faire réparer ta céramique»; «le briqueteur n’a pas retourné mon appel, ça fait un mois et demi». Une résidente de longue date s’est réfugiée pour l’été avec ses chiens au bord d’un lac plus au nord après que quatre lots ont été vendus autour de sa maison. Quatre chantiers de construction sont à l’œuvre. C’est trop. Vivre avec ce bruit, ce n’est pas possible; mieux vaut la bicoque d’époque érigée sur une plage où les chalets sont cordés les uns à côté des autres, mieux vaut le lac menacé par les algues et dont le niveau n’a jamais été aussi bas en soixante ans.
Entendu entre deux grandes propriétés forestières de la Gatinie: «Le traitement des dossiers d’autorisation d’achat et de vente à la municipalité, c’est très lent… À moins d’offrir une caisse de bière à monsieur Morency!»
Dans un village urbain de l’Outaouais, une femme se confie: elle s’est fait bâtir une maison neuve dans un boisé près de la rivière. Le quartier, encore récemment, n’était qu’un chemin de terre où une poignée de bungalows abritaient des familles qui s’arrangeaient comme elles le pouvaient une vie vivable. La nouvelle résidente a veillé à la rigueur écologique du processus de construction – ce n’est pas une maison préfabriquée, mais bien le fruit d’une vision personnelle. Elle le dit sans aucun fard: «Je participe pleinement à tout ça, c’est l’horreur.» Le boisé, depuis, est l’objet d’un développement intense. Le flanc de montagne est entièrement loti et les terrains se vendent les uns après les autres. Des cousins qui y habitent depuis quelques années ont justement apposé sur le pare-chocs arrière de la grosse Subaru familiale un autocollant Buy local. On se croise des fois en char à l’épicerie, on est fiers de vivre dans un village vert.
Entendu à la radio d’État, à propos des feux de forêt dans l’Ouest canadien: «Peut-être que tout le monde ne peut pas avoir son morceau de montagne et sa grosse maison dessus.»
Juste en bas des grands rapides de la rivière des Kichesipirinis, la propriétaire du camping, qui prend un café devant sa roulotte, annonce aux rares visiteurs que le site de villégiature rustique est à vendre. Elle dit: «Plusieurs voudraient l’acheter, mais…», et elle frotte son pouce sur le bout des autres doigts de sa main droite. Grosse somme d’argent, pour plus d’un kilomètre de berge, pour une occupation millénaire, pour un titre notarié. Quelqu’un demande: «Combien?», elle répond: «1,8». Près de cent kilomètres en aval, des dizaines d’îles émergent du lac créé en amont par l’inondation causée par le barrage. Faisant l’objet d’une fréquentation furtive et passagère depuis les années 1930, elles sont désormais constellées de petits bâtons fluorescents d’arpenteur et affichent «propriété privée». Dans la région, on dit qu’Hydro-Québec a vendu les îles aux plus offrants. Un peu avant le lac, d’autres grands terrains riverains vacants sont proposés aux acheteurs audacieux sous le nom rêveur de «péninsule paradisiaque». Il paraît que la princesse de Dubaï a considéré d’acheter tous les lots.
Lu sur une affiche faite à la main le long de la route qui mène de Hull à Mont-Laurier: «Toute à vendre».
Une famille possède depuis quelques années une terre dans un coin plutôt excentré des Pays-d’en-Haut. Pour voir les animaux, dormir dans la roulotte, faire un feu de temps en temps. Cet été, trois terrains qui entourent la petite terre ont été lotis-mis-en-vente-achetés. L’aspirant-patriarche nouvellement arrivé dans le coin s’inquiète beaucoup des lignes de propriété et des droits de passage, de la valeur mesurée en indice de modernisation du lieu et même des habitudes sociales et religieuses des uns et des autres. Il dit, en ouvrant les bras, ses yeux dans les yeux de l’avenir: «Je vais bâtir ici une énorme maison!»
Entendu entre Québec et le Nitassinan: «Il n’y a pas de moustiques dans le coin. Ils [les milliardaires qui ont construit un château style Napoléon III en arrière du village] ont fait arroser [avec des produits larvicides] les rivières et les étangs de la région. Personne ne s’est plaint.»
Il y a des îles sur le fleuve Saint-Laurent où le climat est tempéré et les paysages, spectaculaires. Sur l’une d’elles, les insulaires villégiateurs aux commandes du gouvernement municipal ont décidé de l’abolition du statut de zone agricole pour l’ensemble du territoire. Cette zone d’habitation riche, faite d’écosystèmes diversifiés, de vergers anciens, de pêcheries abondantes, est désormais réservée à la construction résidentielle et au marché des propriétés de villégiature de prestige. Lorsqu’on lui demande s’il y a eu de la spéculation et si celle-ci était liée à la pandémie, une résidente répond: «TOUTES les propriétés qui étaient à vendre sur l’île, et certaines depuis très longtemps, ont été vendues.» L’hiver dernier, il paraît qu’une femme a acheté un terrain sur l’île sans même le visiter – elle n’y serait d’ailleurs pas encore allée, puisque ses plans de vacances pour l’été étaient déjà faits au moment de l’achat.
Entendu dans le Bas-Saint-Laurent, à propos des amis de la ville et autres touristes en visite pour l’été: «On dirait qu’ils viennent d’ouvrir les enclos.»
On peut faire la géographie caniculaire du Québec en répertoriant, à l’aide des réseaux sociaux, les destinations estivales des vacanciers métropolitains les plus éduqués et les mieux politisés, qui se présentent comme une nouvelle figure de réfugiés climatiques, en version bons-pour-l’économie: en kayak dans le fiord du Saguenay, sur les plages de la Gaspésie, en randonnée dans les montagnes de l’Estrie, dans un nowhere planifié sur la Côte-Nord, en paddleboard sur les lacs de l’Outaouais, jusqu’en Abitibi pour faire du glamping, dans les villages folklorisés, à Saint-Élie-de-Caxton ou à Saint-Octave-de-l’Avenir, et sur les galeries de tous les chalets à louer qui donnent sur toutes les grèves du Saint-Laurent, de Québec à Sept-Îles et de Lévis à Matane. Idéalement, on se rend à destination en char électrique, sinon dans une van habitable, et, si on utilise les services de plateformes de location à court terme, on se dit qu’à un moment donné, on va s’acheter un petit quelque chose pour sortir de la ville.
Lu sur Facebook, à propos de la Côte-Nord: «Un touriste: c’est sale la plage là-bas, plein de varech pis des troncs d’arbes» (sic).
Pendant ce temps, dans l’archipel d’Hochelaga, joyau maritime et agricole déconcrissé d’est en ouest par le travail patient de maîtres anciens et nouveaux: les gens s’organisent comme ils le peuvent une vie vivable, composant avec une crise du logement sans précédent, le masque au visage, sous le plafond de smog des grands feux de l’Ouest. La presse rapporte que le marais aux Hérons a été vidé par le tunnelier qui prépare le passage souterrain du Réseau express métropolitain, qu’un terrain vague d’Hochelaga est en train de se faire bulldozer pour faire place à un centre de transbordement industriel, et que des gens en colère ont sacré le feu à la McMansion du fondateur de Pornhub à Mont-Royal, dont la construction a requis l’abattage de deux cent vingt arbres. Les plus observateurs peuvent parfois apercevoir, pendant les canicules maintenant récurrentes, dans les parkings des dépanneurs, des caisses populaires ou des succursales de la SAQ, ces drôles d’oiseaux que sont les petits VUS, avec le moteur en marche et personne dedans. Comme si les gens, quelque part, avaient hâte d’en finir. Mettre le feu, c’est une idée, mais ce n’est rien pour faire descendre la chaleur.
Post-scriptum: L’écriture de ce texte a requis de brûler l’équivalent de deux mille kilomètres de gaz dans un petit char récent.