Fous à lier
Après une éternité et demie de confinement, notre expérience de la perte est dense et vaste. Alors que se dessinent les contours d’un après encore menaçant (quatrième vague, mesures d’exception maintenues, variant Delta, passeport vaccinal, transformations économiques et démocratiques majeures), raconter cette expérience commune vécue dans les variations de l’isolement et de la fragilité est autant un défi de l’imagination qu’un besoin de recadrer le sens et le pouvoir pour que des futurs soient envisageables. Les relations sociales, après les apéros virtuels, après les décisions prises et rendues sur telle ou telle plateforme, reprennent certes leur place prépondérante dans notre quotidien, mais les hoquets de l’histoire demeurent nombreux à amplifier ce sentiment qui excède tout calcul, sinon l’addition.
Il suffit de penser à l’horreur des tombes anonymes des pensionnats autochtones et au génocide que ces pensionnats avaient comme but systémique de réaliser pour saisir à quel point des voix ont été exclues des récits collectifs et comment des histoires qui dérangeaient ont été balayées sous le tapis. Comment permettre l’émergence véritable de ces voix reléguées encore à la marge de l’humanité? Comment établir une relation avec ces êtres qu’on a sortis du temps? Autres voix – autres récits – qu’il faut réapprendre à écouter, celles des aîné·es, dont la covid-19 a montré la vulnérabilité en révélant les silences institutionnels qui les entourent. Si le confinement a créé pour tous des formes de relations sociales déspatialisées, marquées par des intermédiaires technologiques qui se sont imposés d’une nouvelle façon dans nos vies, il a aussi laissé de côté des êtres dans la stase de l’ennui, de la solitude, de la détresse, dans des centres de personnes âgées, privés ou publics, gérés néanmoins comme des entreprises, où des vies entières se dissolvaient dans le mutisme. Quel sens donner à cette perte, à ces douleurs encore vivantes? Dernier exemple – mais la liste pourrait se poursuivre infiniment: le récent rapport des experts sur le réchauffement climatique qui confirme, peu importe le scénario, ce qui se dérobe, un sentiment d’anxiété par rapport à un territoire, à une nature et à des écosystèmes ravagés par la logique extractiviste actuelle. Comment imaginer la suite, la continuité, la transmission dans ce cadre de violences environnementales et sociales, dans la perte qui s’additionne?
Que ce soit en regard des diverses mémoires et expériences du monde, des iniquités entre les générations et les peuples, des graves déséquilibres de la nature, le déconfinement actuel s’opère au milieu de plaies récentes et de cicatrices anciennes qui nous obligent à imaginer autrement nos rapports aux autres, aux êtres vivants et à la planète, sans que nous trouvions aisément les pensées pour articuler ces pertes et ces traumatismes à une logique d’émancipation. L’idée est de rallier la blessure à l’action, la consolation au politique, pour que les affects soient le point de départ de gestes effritant les rapports de domination. Nous avons beaucoup parlé de santé mentale durant la pandémie, de la détresse psychologique liée à l’enfermement. Il faudrait, il nous semble, pluraliser l’expression «fou à lier», et en faire une injonction, voire un lieu commun au sens où l’entend Édouard Glissant, c’est-à-dire le terrain à partir duquel la relation devient possible. Nous sommes tous sur le bord d’une chute, psychologique, symbolique ou politique, et il est nécessaire de nous joindre aux autres, de nous lier à eux, pour mailler une toile au-dessus des trous laissés par la réponse néolibérale à la crise de la covid-19 et aux changements climatiques.
Nous avons besoin de penseur·euses capables de s’inscrire à la fois au-dessus et en creux de cet interstice, celui du traumatisme, de la cicatrice, de la violence subie, moins pour en prendre acte, les décrire, que pour en faire le cœur d’une sortie de soi et du récit, pour aller vers d’autres possibles, pour créer de nouveaux liens. L’impossible retour, celui qu’Édouard Glissant entrevoyait déjà il y a quarante ans dans son essai Le discours antillais, dont nous soulignerons l’anniversaire par une semaine d’activités à Montréal cet automne, en nommant de nouvelles cultures nées, sans repères, du choc de l’esclavage, pourrait devenir le levier pour suturer, par le discours, ce récit. Une poétique des manières de dire son désarroi face au monde et d’en faire une ouverture, fêlée peut-être, sur la plaie de l’autre, une espèce de pouvoir consolateur et une politique de la commune blessure d’être privé de voix puis de la possibilité de crier ensemble. Une poétique érotique, dirons-nous avec Audre Lorde, une distillation de l’expérience vécue, incarnée et collective, dans l’ouverture sensible à l’autre, dans la qualité de cette sensibilité, dans les possibilités partagées qui en émergent: comme le corps qui suit la musique et en même temps s’ouvre pour la laisser entrer.