Une journée particulière
Fermés depuis mars 2020, sauf pour quelques semaines d’espoir à l’automne dernier, les théâtres se sont docilement réinventés, suivant l’injonction politique. Si ce n’était pas déjà le cas, ils sont devenus des lieux d’incubation de la création, des espaces de recherche ou de résidence artistique, misant pour les uns sur la diffusion numérique, pour les autres sur le soutien à la communauté artistique, bien plus précaire que les institutions. Ainsi, depuis le premier confinement, tout un pan de cette communauté demeure à l’œuvre dans l’ombre. Des spectacles se préparent, parfois même à plusieurs reprises, les travaux se poursuivent, les idées prennent forme, sans pourtant trouver le lieu de leur concrétisation, sans pouvoir se déployer au moment de leur nécessité. À l’approche de la réouverture des salles annoncée et à l’invitation de Liberté, Enora Rivière a rendu hommage à l’expérience unique du spectacle vivant, indissociable de la «sortie au théâtre» et impensable depuis le monde des écrans – cette expérience qui nous manque et qui fait cruellement défaut à tous les succédanés de spectacles arborant l’étiquette de la «réinvention».
Danseuse, chorégraphe, écrivaine et critique, Enora Rivière poursuit un parcours de chercheuse et de praticienne, avec un intérêt marqué pour la perspective des interprètes. En 2013, elle publiait Ob.scène. Récit fictif d’une vie de danseur, un regard croisé sur la pratique chorégraphique nourrie de sa propre expérience et de celle d’autres danseuses et danseurs. Son deuxième livre moteurs – un sacre, racontant notamment Le Sacre du printemps depuis le point de vue de trente danseurs, est en cours d’édition. Pendant la pandémie, elle a formé, avec les artistes de la danse Katya Montaignac et Brice Noeser, le collectif La Pieuvre, pour penser la pratique artistique en relation avec les politiques qui lui sont rattachées.
Ce soir, c’est la première.
Cela fait plus de deux ans qu’elle travaille d’arrache-pied sur ce projet. Celui-ci lui tient particulièrement à cœur. On pourrait dire cela de tous les projets, mais parfois, il y en a un qui dépasse un peu les autres, d’abord parce qu’il la dépasse, elle. C’est pourquoi elle y est très attachée. Il est dans sa tête depuis des années, l’accompagne, évolue avec elle, se nourrit de ce dont elle se nourrit et réciproquement. Elle et lui cohabitent depuis longtemps. Ce soir, enfin, elle et lui vont se présenter face à d’autres et pourront ensuite reprendre leur chemin respectif, poursuivre leur vie. Bien sûr, elle et lui se donneront des nouvelles régulièrement, resteront en contact et continueront de collaborer chaque fois qu’une représentation aura lieu, mais ce soir, c’est ce moment si particulier de partage avec le public. Elle sait qu’au fur et à mesure de la soirée, il va se décoller de sa peau, devenir autonome, prendre son envol, exister ailleurs. Oui, bien sûr, cela passe d’abord par elle, par son corps, son souffle, ses gestes et ses mots, mais ensuite, ce projet planera et flottera dans les particules du sensible et ne lui appartiendra plus. D’ailleurs, lui a-t-il déjà appartenu? Elle aime se reposer cette question, cela lui permet de relativiser et de se défaire d’une certaine pression.
Au départ, ça commence par une idée, quelque chose se dépose en elle et l’anime, un désir de projet grandit, l’habite et s’impose. Mais elle sait très bien que ces idées, ces désirs n’appartiennent pas qu’à elle. Elle sait que tout cela circule dans les airs sans relation de propriété, passe d’une personne à une autre, dans cet espace commun où nous vivons. Seulement, la lutte sans relâche que réclament la mise en place d’un projet et son financement, l’acharnement pour lui trouver une place et un mode d’existence lui permettant d’être enfin partagé avec un public, tout cela est tellement demandant qu’à un moment donné, elle entre dans un rapport de possession avec son projet. Elle n’est pas contre cela, elle aime ne faire qu’un avec lui, développer une relation quasi obsessionnelle, elle en a même besoin pour qu’il trouve forme et vie, mais le chemin est tel pour parvenir à ce moment de partage que, trop souvent, dans cette bataille-là, elle reconnaît qu’on ne sait plus trop contre quoi on se bat, et l’ego peut prendre toute la place. C’est dans ce sens-là qu’elle n’est pas à l’aise avec cette sensation de propriété, qui peut déclencher des rapports d’autorité un peu démesurés et inappropriés. C’est pour cela qu’elle aime précisément ce moment de rencontre avec le public, ce rendez-vous si particulier où la porosité est de mise, cet espace-temps de l’interrelation sensible, où les limites sont floues, où les perceptions se mêlent et n’ont pas de frontières, où l’on ne sait plus qui est à l’origine de quoi, qui fait quoi, si c’est le public qui fait le spectacle ou bien les artistes. Où l’on ne sait plus qui influence quoi, et tant mieux, car ce n’est pas ça qui est important. Ce qui est important, c’est que tout soit possible en termes de perspective, d’effets produits sur les un·es et sur les autres. Ce qui est important, c’est que ce moment que nous vivons ensemble nous échappe totalement, et qu’à l’issue de ça, on reparte avec quelque chose de commun qui nous habite, sans savoir précisément ce que c’est, ni même ce que chacun·e aura vécu. C’est pour cela que cet espace du théâtre est nécessaire pour elle, pour toute la liberté qu’il permet, pour tout ce qu’il permet de ne pas contrôler. C’est pour cela qu’elle continue à faire du spectacle vivant et qu’au théâtre, elle se sent comme à la maison, avec son lot de petits gestes familiers, tous ces petits rituels qui, l’air de rien, construisent le quotidien d’une vie.