Rapiécer la demeure
Je suis arrivée dans Griffintown en plein mois de février, grâce à mes parents et à des ami·es assez bienveillant·es pour m’aider à déménager malgré le temps glacial. En dix ans de vie à Montréal, l’idée de m’établir dans ce quartier adjacent au centre-ville, coincé entre la Cité du multimédia et le canal Lachine, ne m’était jamais venue à l’esprit. Ses édifices impersonnels, ses tours d’appartements démultipliées le long des boulevards bruyants ou des rues désertiques me paraissaient bien inhospitaliers. Mais voilà, j’avais obtenu une place dans une coopérative d’habitation que des ami·es y avaient fondée, quelques années plus tôt, et mon nouvel appartement était beaucoup plus beau et spacieux que ce que j’aurais eu les moyens de me payer.
L’immeuble de soixante-dix logements dans lequel j’emménageais avait pu être construit grâce à une politique d’inclusion adoptée par la Ville de Montréal, qui prévoit que tous les projets immobiliers doivent réserver un certain pourcentage de l’espace à des logements sociaux. Ce règlement vise à éviter que des zones en «pleine revitalisation» comme Griffintown, ainsi qu’on aime à le dire dans le jargon bureaucratique, soient exclusivement peuplées par des propriétaires, et à conserver dans tous les arrondissements un minimum de loyers abordables. Je n’étonnerai personne en disant que ce type de normes ne suffit pas à freiner la surenchère immobilière. N’empêche, je me rappelle ce petit récit chaque fois que je me fais réveiller par le bruit matinal d’un marteau-piqueur ou les klaxons qui résonnent depuis René-Lévesque. Je ravale mon irritation chaque fois que je prends le métro, à la station Lucien-L’Allier, avec des hordes de fans des Canadiens surexcité·es par une victoire. J’essaie de me rappeler que ma place dans ce quartier est le fruit d’une lutte pour l’accès au logement que d’autres ont menée, et que ma présence ici peut, peut-être, bien modestement, contribuer à poursuivre cette lutte.
J’avais à peine fini de poser mes derniers cadres lorsque mon amie Isabelle, une des instigatrices de la coopérative, m’a invitée à prendre un café chez elle, quelques étages plus bas, pour me parler des réflexions qui faisaient du chemin en elle depuis quelque temps. Dans les dernières années, elle avait réalisé des dizaines et des dizaines d’entrevues de sélection pour attribuer les logements de la coopérative. Parmi toutes les personnes interviewées – des gens aux profils et aux origines diversifiées –, plusieurs lui avaient raconté des épisodes difficiles, parfois même traumatiques de leur parcours comme locataires. Isabelle avait été frappée, surtout, par le nombre de femmes ayant vécu des situations critiques ou subi des torts parce qu’elles étaient des femmes. Propriétaires harcelants, colocations toxiques, discrimination sur la base du statut de mère de famille monoparentale: la liste des offenses est longue et comporte beaucoup de répétitions. Elle m’a raconté ça, prise par un sentiment d’urgence. À l’instar de plusieurs grandes villes nord-américaines, Montréal traverse une crise du logement sans précédent, une crise qui n’est pas près de s’atténuer, et qui affecte déjà de manière criante les moins fortuné·es. Habiter en ville, dans un quartier central surtout, est devenu un privilège. Même les quartiers comme Hochelaga-Maisonneuve ou Parc-Extension, où il était possible de trouver un logement abordable il y a dix ans, sont en plein processus de gentrification. Sans parler du taux d’itinérance – plus particulièrement l’itinérance des femmes –, qui a connu une hausse marquée dans les dernières années. Isabelle me fait part de ses préoccupations avec l’idée qu’il y a, dans ce contexte plus que jamais, quelque chose dans la réalité des femmes locataires qui mérite d’être étudié.
Le reportage qui suit est le fruit d’une démarche documentaire, que nous menons ensemble depuis près d’un an. Nous avons réalisé une série d’entretiens avec des militantes investies dans les luttes pour le droit au logement, ainsi qu’avec des femmes qui habitent dans un des trois types de logements sociaux qui ont été créés au Québec afin de pallier les limites et les dérives du système locatif privé: les coopératives, les OBNL d’habitation et les HLM. Nous voulions qu’elles nous racontent leurs expériences, qu’elles nous parlent des stratégies de résistance qu’elles ont développées, dans le cadre de leur implication politique ou dans leurs vies privées, pour favoriser leur propre accès et celui des autres à un chez-soi décent et sécuritaire. Nous voulions réfléchir, en dialogue avec elles, à ce qu’habiter un espace, habiter un quartier, implique dans un contexte de précarité et d’incertitude généralisées.
Camille Toffoli est essayiste et cofondatrice de L’Euguélionne, librairie féministe. Son premier ouvrage solo paraîtra à l’été 2021 aux Éditions du remue-ménage. Elle est membre de la coopérative d’habitation L’Esperluette.
Isabelle Caron est artiste visuelle et cofondatrice de la coopérative d’habitation L’Esperluette. Détentrice d’un doctorat, elle est chargée de cours à l’École des médias de l’UQAM, où elle participe activement à la vie syndicale.