Réinventer la liberté à l’âge de l’anthropocène
L’urgence écologique dans laquelle nous vivons désormais bouscule en profondeur nos habitudes comme nos cadres conceptuels. C’est notamment le cas de notre pensée politique, qui, parce qu’elle a pris forme dans un monde aujourd’hui disparu, se trouve maintenant inadaptée face aux événements géo-écologiques majeurs qui bouleversent les fragiles équilibres de notre planète et que l’on décrit sous le vocable d’anthropocène (cette nouvelle ère géologique, marquée par l’action de l’être humain, qui fait suite à l’holocène). «Nous héritons d’un monde qu’aucune catégorie politique disponible n’est conçue pour gérer», résume ainsi le philosophe français Pierre Charbonnier. Que vaut en effet l’idée de frontière face à l’inarrêtable montée des eaux ou celle de propriété en regard des incontrôlables feux de forêt qui se multiplient ici et là? Qu’est-ce qu’une souveraineté nationale dans un contexte de réchauffement planétaire? Et quel peut être le sens de l’émancipation et de l’autonomie dans un monde dont l’avenir même semble compromis? À l’heure où s’affirme la puissance de l’être humain sur le système-Terre, et où se dévoilent en retour les limites inhérentes à ce dernier, les représentations et concepts politiques en usage depuis près de trois siècles se révèlent dépassés et inefficaces pour penser le présent et surtout préparer l’avenir. La constitution d’une nouvelle philosophie politique s’impose donc, tant pour tenter de penser adéquatement la catastrophe en cours que pour essayer d’y faire face avec dignité.
C’est ce à quoi entend contribuer Pierre Charbonnier avec Abondance et liberté, paru aux éditions La Découverte au début de l’année. Dans cet essai dense, minutieux et exigeant, le philosophe retrace, à l’aune de ce qu’il nomme une «histoire environnementale des idées politiques», la genèse puis l’évolution de l’idéal social, construit au cours de la modernité, qui a fait de la croissance le principal véhicule de notre émancipation collective. Ce «pacte libéral» qui a rattaché la question de la liberté à celle de l’abondance, tout en la détachant de son nécessaire socle de ressources matérielles, a en effet joué un rôle central dans la constitution de notre modernité politique, ainsi que dans notre oubli de ses conséquences écologiques. Comprendre sa formation, son évolution, mais aussi les critiques dont il a pu faire l’objet, permet d’envisager un renouveau politique (tant théorique que pratique) apte à dessiner un avenir écologiquement et démocratiquement viable.
Pour mener à bien son projet, Charbonnier se propose de revenir sur l’histoire «longue et pleine de ruptures des rapports entre la pensée politique et les formes de subsistance, de territorialité et de connaissance écologique». Autrement dit, il envisage la manière dont la pensée politique a, depuis la période préindustrielle, composé avec le problème de la nature, s’intéressant tout particulièrement aux occasions où elle s’empare de la question de la terre, ce qu’il nomme les «affordances politiques de la terre». Il montre ainsi, dans un premier temps, comment la philosophie politique moderne a, par l’entremise des concepts de souveraineté et de propriété qui lui sont centraux, «donn[é] à la politique une terre», au sens où elle a défini l’accès à et l’usage de la terre comme constitutifs du problème politique, avant d’y ancrer l’alliance entre liberté et croissance qui caractérise notre modernité. Puis, dans un deuxième temps, il explicite la manière dont le nouveau régime écologique qui s’est ouvert avec le XIXe siècle et le développement de l’industrialisation ont remis en question cette alliance. Les idéaux politiques sur lesquels elle s’appuyait se sont en effet heurtés aux réalités matérielles d’accès aux ressources et aux énergies. L’impérialisme colonial illustre ce décalage qui existe entre les idéaux des Lumières et leur mise en application par un libéralisme fossile: ce n’est qu’au prix de l’accaparement des terres et de la mise sous tutelle des peuples que l’Occident a obtenu les ressources nécessaires à l’affirmation de son abondance et donc de son autonomie. L’hétéronomie et la précarité des colonies ont assuré à l’Occident la poursuite «hors-sol» de son pacte libéral qui fonde la liberté des peuples sur l’abondance des richesses issues de la terre. Rien d’étonnant à ce que Charbonnier qualifie alors d’«autonomie-extraction» cette forme de liberté qui caractérise notre modernité occidentale (et en grande partie encore notre contemporanéité). Ce n’est en effet que dans l’extraction des ressources terriennes comme humaines qu’elle trouve l’assurance de son existence, témoignant ainsi de l’incapacité du pacte libéral à «donner un sens politique aux interdépendances entre la société moderne et son monde, ses ressources, ses milieux, ses espaces».