Sentir la grève
Ainsi que son titre l’indique sans détour, Carré rouge sur fond noir est un film documentaire consacré à l’événement politique majeur de ces dernières années au Québec: la grande grève étudiante de 2012. Sorti un peu plus d’un an après les faits, dans un contexte sociopolitique marqué par une volonté d’oubli et d’oblitération, contestant à la mobilisation de 2012 sa nature de mouvement éminemment politique, Carré rouge s’efforce au contraire de nous replonger dans les enjeux et les affects de ces sept mois de grève et d’actions politiques. C’est l’une des grandes qualités du film, sur laquelle je reviendrai, de redonner à sentir l’intensité particulière ayant prévalu à l’émergence d’un événement d’une telle ampleur.
Le film souffre néanmoins de faiblesses d’ordres différents, dont deux qu’il me semble important de rapporter. D’une part, une structure reposant de manière croissante sur la construction de «personnages», faisant de certains des acteurs de la grève un prétexte à récit. D’autre part, une impuissance à affronter la question de la «violence» autour de laquelle s’est constitué le discours cherchant à discréditer le mouvement. Se déroulant de manière chronologique, depuis les tout premiers votes dans les assemblées générales de certains cégeps jusqu’aux élections générales de septembre, le film présente deux moments de rupture autour desquels émergent particulièrement ces deux points problématiques.
La question de la «violence» arrive la première, assez tôt dans le film, notamment au cours d’une scène filmée à l’Université du Québec en Outaouais en avril 2012 montrant l’opposition entre les forces de l’ordre cherchant à imposer l’ouverture de l’uqo suivant une injonction judiciaire et des étudiants s’efforçant de faire respecter le vote de grève. À la fin de la séquence, l’un des étudiants acculés à l’intérieur d’un bâtiment de l’université, juste avant de se faire arrêter par la Sûreté du Québec, prononce un discours louant le pacifisme des manifestants. Sa prise de parole est filmée en entier, donnant une importance remarquable à son intervention. Ici, le film ne parvient pas à se dégager de l’impasse générée par les termes du discours sur la «violence» supposée des grévistes, discours initié par le gouvernement libéral alors en place et repris à l’envi par la grande majorité des médias. En prenant ainsi position en fonction d’une alternative opposant «violence» et «pacifisme», le film prend le risque de simplement reproduire ce discours et d’enfermer les actions étudiantes dans les positions qu’il leur assigne. Le danger étant alors de faire disparaître l’immense violence, la violence pour ainsi dire illimitée, de ce qu’affrontaient les étudiants en grève. Il ne s’agissait pas seulement de la brutalité des divers corps de police mobilisés (sq et spvm en particulier), mais surtout de l’assujettissement imposé par le capitalisme régissant nos sociétés, la radicalité de cette puissance se lisant particulièrement dans la gravité des inégalités qu’elle génère. Quelle combativité et quel courage ne faut-il pas rassembler pour l’affronter?