Le ciel, vu de l’espace
Décembre 1968. Les astronautes américains Frank Borman, Jim Lovell et William Anders quittent la Terre pour la mission Apollo 8. Leur objectif: se placer en orbite autour de la Lune, sans s’y poser, et revenir sur Terre. Nous sommes six mois avant le «petit pas pour un homme» de Neil Armstrong.
Les planificateurs de missions de la NASA sont connus pour tout prévoir, même l’imprévu. Mais il y a quelque chose de majeur qu’ils n’ont pas vu venir. Tandis que les astronautes sont occupés à scruter la Lune, un autre astre surprend leur regard. Un astre bleu strié de blanc, dont la moitié éclairée par le Soleil brille sur fond noir. Notre bonne vieille Terre.
«Oh, mon Dieu! Regardez là-bas. C’est la Terre qui se lève. Wow, n’est-ce pas magnifique?» s’exclame Anders, tel qu’on peut le lire dans la transcription des discussions dévoilée par la NASA.
La suite a quelque chose de cocasse. Énervés par l’urgence d’immortaliser cette vision, les trois astronautes sont sur le bord de se quereller. Ils étaient partis photographier la Lune et n’ont que des pellicules en noir et blanc sous la main. Ils peinent à trouver une pellicule couleur, croient un moment avoir raté l’occasion, se chamaillent presque pour prendre le cliché.
LOVELL: Prends-en plusieurs, prends-en plusieurs! Ici, donne-la-moi!
ANDERS: Attends une minute, laisse-moi faire les bons réglages, calme-toi.
LOVELL: Prends…
ANDERS: Calme-toi, Lovell!
Baptisé Lever de Terre, le cliché en question sera dévoilé en pleine guerre du Vietnam. Il créera une commotion. Pour la première fois, les Terriens voient leur maison de l’extérieur. Ils en mesurent la beauté, mais aussi la fragilité et la dimension finie. Lever de Terre aura une incidence majeure sur le développement du mouvement écologique. Seize mois après son dévoilement, le premier Jour de la Terre a lieu. L’expression «sauver la Terre» s’impose. L’image a déjà été nommée «photo environnementale la plus influente jamais prise».
Lever de Terre illustre le grand paradoxe de l’astronomie et de la conquête spatiale. Alors que l’objectif est de regarder ailleurs, et le plus loin possible, c’est finalement le coup d’œil sur nous-mêmes qui en est le plus grand legs.
«Nous étions partis pour explorer la Lune, mais c’est plutôt la Terre que nous avons découverte», a dit Bill Anders cinquante ans après. C’est un cliché, évidemment, et ce ne sera pas le dernier de ce texte – l’exploration spatiale s’est construite sur les clichés. Mais celui-ci me semble renfermer une vérité importante. En revenant d’un séjour de six mois dans la Station spatiale internationale, l’astronaute québécois David Saint-Jacques ne parlait lui aussi… que de la Terre.
Philippe Mercure est journaliste scientifique au journal La Presse. Il est l’auteur du livre David Saint-Jacques. Oser l’espace (Les Éditions La Presse, 2018) et co-auteur, avec Tristan Péloquin, du Petit livre vert du cannabis. Un guide de survie (Québec Amérique, 2018).