Entretien

Jade Bourdages et Nicolas Sallée

Le DPJ et le contrôle de la jeunesse

Mai 2019: le Québec entier est bouleversé par la mort d’une fillette à Granby, des suites de maltraitance. Que s’est-il donc passé pour que cette petite passe ainsi à travers toutes les mailles de la protection de la jeunesse, demande-t-on? L’événement a donné l’impulsion à la création de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse (commission Laurent), chargée de se pencher sur les carences évidentes de la DPJ.

Décembre 2019: Jade Bourdages, professeure à l’École de travail social de l’UQAM, livrait un témoignage remarqué devant la commission Laurent, dans lequel elle parlait des inégalités sociales grandissantes qui surchargent la DPJ. Elle en appelait à «faire entrer de la vie» dans ce système en pleine asphyxie. Peu après, elle et son collègue Nicolas Sallée, professeur au Département de sociologie de l’Université de Montréal, publiaient dans les journaux une lettre ouverte dans laquelle ils soulignaient la nécessité d’élargir le débat sur la protection de la jeunesse, en considérant la parole des chercheurs, des intervenants qui agissent sur le terrain et, surtout, des jeunes eux-mêmes.

Jade Bourdages et Nicolas Sallée mènent ensemble des recherches originales sur la question, confrontant l’histoire et le fonctionnement quotidien des institutions pénales de la jeunesse à l’expérience des jeunes qui les fréquentent.

Liberté — D’abord, pourriez-vous présenter votre projet de recherche?

Nicolas Sallée — L’objectif général du projet est d’observer les transformations du traitement pénal de la jeunesse à Montréal, au tournant du XXIe siècle, à partir d’une réflexion sur le suivi des jeunes qui ont été jugés pour un délit et confiés, à ce titre, à des centres jeunesse. Le projet a initialement pris la forme d’un travail sur le suivi des jeunes condamnés à des peines privatives de liberté.

Historiquement, au Québec, les unités de garde fermée des centres jeunesse ont été traversées par une tension entre, d’un côté, leur prétention à la réhabilitation et, de l’autre, leur forme carcérale. Il y a donc aussi eu un travail à faire sur les archives de ces unités, qui, à Montréal, sont abritées par le centre de Cité-des-Prairies, créé en 1963. Ce travail d’histoire nous a d’ailleurs permis de constater que si le lexique de la carcéralité y est aujourd’hui largement banni, ces unités étaient bel et bien nommées «prisons» dans les années 1960 et 1970. Les archives révèlent par exemple que l’architecte de Cité-des-Prairies s’est inspiré des prisons américaines, et notamment des prisons de haute sécurité, pour construire le centre. J’ai donc voulu observer les pratiques de suivi des jeunes, dans ces unités, pour analyser les tensions associées à cette carcéralité, qui pèse sur les relations entre les jeunes et leurs éducateurs. L’idée était aussi d’observer la manière dont ces tensions se déploient par-delà les murs des unités fermées, lorsque les jeunes sortent et qu’ils sont placés sous surveillance dans la collectivité, pris avec un ensemble d’obligations qui prolongent la carcéralité hors les murs.

C’est en me penchant là-dessus que j’ai rencontré Jade, qui, du fait de sa triple expérience, comme jeune fille placée, puis comme intervenante et aujourd’hui comme professeure et chercheuse, apporte toute une profondeur à cette analyse, en y intégrant notamment la question de l’histoire de la protection de la jeunesse. De mon côté, j’observais essentiellement l’expérience des jeunes suivis à titre pénal, mais il ne faut pas oublier que les institutions au sein desquelles ils sont placés, à l’image de Cité-des-Prairies, comportent certes des unités pour jeunes contrevenants, mais aussi des unités pour enfants placés sous protection. La présence de Jade m’a aussi conduit à prolonger mes premiers projets par une recherche commune consacrée à l’expérience que les jeunes ont de leur suivi et de ses tensions, en réalisant des entrevues avec eux; les jeunes sont envisagés ici comme de véritables experts de l’institution.

Que recherchez-vous lorsque vous recueillez directement la parole des jeunes et dans quel contexte entrez-vous en contact avec eux?

Jade Bourdages — Depuis décembre 2018, nous menons des entrevues dans les unités de garde fermée de Cité-des-Prairies. Nous rencontrons les jeunes environ un mois avant leur sortie, juste avant qu’ils soient sous surveillance dans la collectivité. Nous voulons savoir comment ils appréhendent le suivi et ce qui leur arrivera une fois sortis. Il s’agit de comprendre leur parcours bien sûr, mais aussi de dégager une compréhension de l’institution pénale par le bas: les jeunes nous racontent énormément de choses, leur expérience en garde en fait partie, mais elle est souvent abordée de façon détournée, comme le «lieu de passage» de trajectoires familiales, parfois aussi migratoires, scolaires, amicales, qui débordent totalement les institutions pénales. On rencontre aussi les jeunes à leur sortie – du moins, on essaie, parce qu’ils sont souvent un peu on the run une fois dehors, plus difficiles à joindre.

En leur parlant, on espère combler des lacunes dans la connaissance du milieu. On a un ensemble de données sur les savoirs professionnels dans les institutions, mais il manque la perspective des jeunes eux-mêmes, dont on n’a presque aucune trace ici au Québec. Il nous apparaissait essentiel de parler aux gens qui, au premier chef, vivent le suivi carcéral, et subissent toutes les transformations du système et la violence judiciaire au quotidien. On pense souvent que les politiques n’ont pas d’impact sur les vies, mais on a ici des jeunes capables de nous décrire très concrètement, et sans avoir forcément une conscience globale du système, les transformations politiques à l’œuvre dans les centres jeunesse. Certains peuvent nous dire comment cela influence leur famille, leurs relations sociales à l’extérieur. On veut recueillir cette parole parce que, sinon, on ne sait pas comment ça se passe.

NS — On peut prendre l’exemple des tensions qui entourent l’usage du mot «prison» pour parler des unités fermées. Si ces tensions sont relevées par la recherche, mais aussi par les archives, les jeunes les nomment eux-mêmes très bien, et peut-être mieux. J’ai publié un article avec une collègue, Anaïs Tschanz, dans la revue en ligne Métropolitiques, qui proposait une réflexion sur l’architecture d’une unité de garde fermée de Cité-des-Prairies. Et le titre de l’article reprend la parole d’un jeune, captée lors d’un échange avec l’un de ses corésidents. Le premier dit qu’ici, «c’est pas vraiment une prison» parce qu’il y a «des éducateurs, des activités, tout ça». Le second répond, avec une référence implicite à Michel Foucault qui m’apparaît importante: «Moi, un endroit où je dois demander à quelqu’un d’ouvrir ma porte pour aller pisser et chier, j’appelle ça la prison.» Je parle de Foucault parce qu’on voit bien, comme il le montre dans Surveiller et punir, que le pouvoir disciplinaire pèse toujours et d’abord sur les corps – y compris, comme on le voit ici, dans ses besoins élémentaires. Puis, l’autre jeune renchérit en expliquant – et c’est le titre de notre article – que la garde fermée, «c’est un peu la prison, mais c’est pas comme la vraie». On voit ici que le mot «prison», c’est d’abord les jeunes qui l’emploient. Et au fond, nous, en tant que chercheurs, on travaille à dévoiler des savoirs qui sont déjà dans les institutions, dans les corps et dans les expériences juvéniles. On relaie des savoirs qui sont enfouis dans l’ombre des centres jeunesse. Ne serait-ce que rendre visibles ces savoirs nous apparaît déjà un travail important dans le contexte actuel.

Les jeunes sont les mieux placés pour raconter l’étrangeté de se retrouver enfermés, mais sans l’être comme le seraient des adultes. Et ils nomment précisément l’étrangeté: «On est comme dans une prison parce qu’il y a des grillages, une interdiction de sortir, un système pénal, avec un procès, des avocats, et à la fois, on a l’impression d’être dans une garderie.» Le non-respect d’un règlement entraîne d’ailleurs une sanction nommée «conséquence», comme en garderie; il y a tout un langage de la réhabilitation, un emploi du temps minuté et la volonté générale, à des fins de réhabilitation, de «rentrer dans leur tête». Pour l’institution, l’objectif n’est pas seulement que les jeunes fassent leur peine, mais d’entrer en eux pour corriger leurs pensées.

JB — Les jeunes nomment l’expérience de la carcéralité. Ils disent même parfois: «Je préférerais être en prison et “faire mon temps” parce qu’ici, on me joue dans la tête alors qu’en prison, on ne joue pas – ou moins – dans la tête des détenus.» Ils savent bien qu’il est préférable d’être en centre jeunesse qu’en prison pour adultes, où les rapports sociaux sont plus violents, mais ils nomment néanmoins ce sentiment qu’on tente d’entrer dans leur tête.

NS — Bien sûr, ils ne disent pas «je préférerais aller à Bordeaux», mais il est intéressant de voir que, pour résister, ils affirment vouloir «faire leur temps». Or, «faire son temps» est évidemment une expression carcérale, qui réduit la peine à une simple dette à payer; ils adoptent donc une posture carcérale comme mode de résistance à des interventions qui sont de l’ordre de la rééducation, de la réhabilitation.

C’est aussi dire que le contrôle exercé par l’institution sur les jeunes est plus total en centre jeunesse qu’en prison, non? Imposerait-on une telle chose à des adultes, aurait-on des ambitions de réhabilitation aussi invasives?

JB — Il est clair que nous avons affaire ici à des régimes de gouvernementalité très particuliers. Quant aux modes d’intervention, leurs finalités, tout comme les manières de les justifier, sont très différentes chez les adultes. Il faudrait sans doute interroger des gens qui travaillent avec des détenus pour mieux les comprendre, mais nous pouvons imaginer que des adultes seraient encore plus récalcitrants.

NS — Si on réfléchit au fait que toutes ces institutions sont situées sur un continuum entre «réhabiliter» et «contrôler», on peut considérer qu’au bout du continuum du contrôle, il y a les prisons pour adultes. Entre les deux, il y a les institutions pénales de la jeunesse, où on contrôle tout en visant à réhabiliter, comme l’illustre cette tension – exprimée par les jeunes – entre la prison et la garderie. Et à l’autre bout du continuum, on a tout le volet protection de la jeunesse. Pour complexifier, il y a par contre quelque chose d’important à ajouter. Parfois, le contrôle sera encore plus fort au nom même de la réhabilitation et de la protection. Mais c’est un contrôle qui sera paternaliste. Pour donner un exemple, il faut rappeler qu’historiquement au Québec, comme dans beaucoup de systèmes de justice des mineurs, à comportement égal et à trajectoire équivalente, une jeune fille a plus de chances d’être placée dans une unité de protection plutôt que dans une unité pénale. On pourrait donc dire: voilà, on pénalise moins les filles, mais en même temps, au nom de leur protection, on risque toujours de les contrôler plus, comme l’illustrent les paniques récurrentes qui entourent les fugues de jeunes filles.

JB — Et il faut insister sur le point que non seulement les dispositifs de contrôle peuvent être plus forts au nom de la réhabilitation et de la protection, mais que cela les rend également plus difficilement saisissables. Prenons cet exemple de la différence de genre dans les dispositifs de contrôle et la faible représentation des jeunes filles dans le système de justice pénale. Les jeunes filles font moins l’objet de ce type de contrôle, et ceci en raison de ce qu’on appelle des «effets de courtoisie» du système, une forme de paternalisme spécifique apparu dans les années 1950. Cela renvoie à une façon toute particulière de contrôler socialement les jeunes filles, dans laquelle les organes du contrôle social (la police et les institutions judiciaires principalement) appliquent un traitement que l’on croit plus clément aux femmes et aux jeunes filles. Cette relative clémence ou indulgence du système, corroborée par toutes les statistiques judiciaires, montre comment on considère les jeunes filles plutôt comme victimes que comme coupables. Les jeunes filles sont donc renvoyées vers des voies qui visent moins à les punir qu’à les discipliner: intervention sociale, contrôle familial, surveillance médicale, suivi psychologique ou obstétrique, thérapie clinique, etc. Il y a donc avec les jeunes filles un «réflexe de protection» qui affecte la manière de contrôler leur corps d’une tout autre façon que le corps d’un jeune garçon – qui, lui, et les statistiques le montrent, sera plus vite considéré comme dangereux, moins déférent devant les institutions et les normes sociales, et donc orienté vers des mesures pénales. Nous-mêmes, comme chercheur·euses, avons du mal à rencontrer des jeunes filles en suivi pénal, car elles sont prises en charge au nom de la protection de la jeunesse.

NS — Les garçons subissent un contrôle pénal évident, clair, et qui à certains égards s’accentue ces dernières années (surtout pour les jeunes garçons racisés et issus de milieux défavorisés), mais qui entre en tension avec une autre forme de contrôle, paternaliste, exercé au nom de la réhabilitation, et qui est exacerbé chez les jeunes filles. On tend à l’oublier, car on se dit que c’est pour leur bien, notamment pour lutter contre l’exploitation sexuelle. Sauf que, lorsque tu juges quelqu’un au pénal à proprement parler, il y a un avocat, il y a des peines, qui sont fixées dans le temps. Par contre, le placement sous protection, lui, est souvent de durée plus longue, voire illimitée – puisque c’est «pour leur bien».

On remarque cependant que lorsqu’il est question de la DPJ, on tend à oublier toute cette dimension pénale; on se focalise plutôt sur la protection de la jeunesse. Pourquoi?

JB — Au Québec, la DPJ relève du ministère de la Santé et des Services sociaux, et elle est a aussi le mandat d’appliquer la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. C’est sans doute une bonne chose, car si cela relevait du ministère de la Justice ou de la Sécurité publique, on aurait peut-être des modèles pénaux plus durs encore. En revanche, cette configuration spécifique nous empêche en quelque sorte de réfléchir, car on se convainc qu’on ne fait pas du pénal; qu’il ne s’agit pas par exemple de prisons juvéniles (on n’utilise pas ce terme-là, au Québec, car on euphémise largement la carcéralité). Le titre de la commission Laurent laissait lui-même présager qu’on ne parlerait pas beaucoup des jeunes suivis à titre pénal dans les centres jeunesse. Il faut aussi dire que, pour une grande part, les jeunes placés le sont sous double mandat, soit à la fois sous la loi pénale (qui relève de la compétence fédérale) et sous la loi de protection (qui est de compétence provinciale). Je pense que cette question du pénal des mineurs est une véritable patate chaude au Québec, et pour éviter la conversation, on aime bien utiliser cette image fabriquée qu’un délinquant, c’est tout autre chose qu’un jeune.

Il faut aussi dire qu’au Québec, les placements en protection sont également judiciarisés, c’est-à-dire qu’ils relèvent également d’ordonnances de cour, dont découlent des obligations légales contraignantes pour les jeunes et leurs familles. Les placements en protection, s’ils ne sont pas à proprement parler des peines de privation de liberté, constituent tout de même des mesures de privation de liberté. D’ailleurs, les mesures dites volontaires sont statistiquement et significativement inférieures. En ce sens, les jeunes placés sous protection vivent également une certaine forme de carcéralité. Au fond, les logiques carcérales n’ont pas forcément besoin de miradors et de barbelés pour se déployer. En ce sens, on peut même aussi se sentir enfermé dehors. Les jeunes condamnés à des peines de probation, ou placés sous surveillance dans la collectivité, en témoignent quotidiennement.

NS — À ce titre, j’ai fait une petite expérience assez frappante. Durant ma première recherche d’observation entre les murs d’une unité fermée, l’un des jeunes suivis au pénal était aussi placé en protection depuis l’âge de quatre ans. Il arrivait à la fin de sa peine de placement en garde fermée, sa date de sortie était donc inscrite sur un tableau. Il était très content de «sortir», alors qu’il allait… de l’autre côté du centre, dans une unité de protection. À Cité-des-Prairies, il y a un côté dit «sécuritaire», pour les jeunes contrevenants, et un côté, disons, moins sécuritaire, car il est tout de même sécurisé, du côté protection. Et ça peut même aller plus loin, car dans certaines régions, notamment dans les Laurentides ou dans Lanaudière, pour prendre des exemples de centres que l’on a visités, le petit nombre de jeunes placés empêche de séparer les unités. Les unités les plus sécuritaires de protection de la jeunesse, qu’on appelle «unités d’encadrement intensif», hébergent aussi les jeunes placés à titre pénal. Bref, les jeunes sont mélangés.

La commission Laurent a mis en lumière la surreprésentation, au Québec, des jeunes racisés dans les institutions de prise en charge des mineurs. Que pouvez-vous en dire?

JB — Il y a un enjeu clair lié au droit à la ville. On voit dans les grandes villes se déployer un dispositif de surveillance accru, qui fait en sorte qu’on pénalise la jeunesse. Les recherches le montrent, c’est un effet mécanique: plus tu surveilles, plus tu as de chances «d’attraper», et plus tu tends à concentrer l’énergie sur certains quartiers urbains. C’est le cas à Montréal: on cible des quartiers précis où l’on intensifie la surveillance policière. Et soudain, les rapports sortent sur les interpellations policières et viennent alimenter l’image de la délinquance de certaines populations bien désignées, défavorisées, racisées.

Quant aux membres du personnel des centres jeunesse, qui se retrouvent au bout de cette chaîne de surveillance, évidemment qu’eux n’ont pas l’impression de participer à la discrimination systémique ou au profilage de ces jeunes. Dans leur pratique, rien n’indique d’ailleurs qu’ils alimentent nécessairement cela, du moins pas de manière explicite et assumée, mais ils finissent par être eux-mêmes enrôlés dans la reproduction de cette discrimination. On peut par exemple penser aux usages qu’ils font des outils standardisés destinés à évaluer les risques de récidive. L’une des «zones de risque» qu’ils doivent évaluer, c’est la famille. Il leur est demandé de préciser, par exemple, si la discipline est adéquate à la maison, et si elle ne l’est pas, le risque de récidive sera jugé plus grand. Or, les familles immigrantes, mais aussi les familles plus démunies, vont être toujours présumées plus réticentes à collaborer avec les institutions pénales. Elles ne souhaitent pas cette intrusion dans l’espace domestique: qui en voudrait? Cela va donc gonfler l’évaluation du risque de récidive. Il y a là une incompréhension mutuelle. Les éducateurs, si on leur pose la question, ne reconnaissent pas qu’ils participent aussi à une forme de profilage, et à raison, car ce n’est pas vécu ainsi. Mais le résultat est le même et très peu de recherches arrivent à saisir ces phénomènes, précisément parce qu’on occulte l’expérience quotidienne que font ces jeunes de nos institutions, l’impact direct des interventions sur leur vie et sur celle de leurs familles.

Vous mentionniez plus tôt que les jeunes interrogés témoignent des transformations des institutions au quotidien. Or, il semble y avoir une combinaison de deux choses: d’abord, les effets de l’héritage historique de l’institution, qui influence encore la façon dont le système est structuré, mais aussi les transformations plus récentes des institutions en santé et dans les services sociaux, qui ont créé de nouveaux problèmes. Est-ce exact?

NS — Historiquement, on observe le déploiement d’un contrôle qui ne dit pas son nom, et qui s’exerce au nom d’une forme de réhabilitation assez paternaliste. Le centre de Cité-des-Prairies en est un bon exemple. On l’appelait à une époque «prison», mais on l’a rebaptisé «centre de réadaptation» dans les années 1980. Mais si les programmes sont différents, les murs restent les mêmes, et l’architecture a une influence sur les relations sociales. Ça, c’est l’héritage direct. Et si on remonte un peu plus loin, c’est aussi l’héritage catholique de la prise en charge de la jeunesse déviante au Québec, et des populations pauvres plus généralement, qui remonte au XIXe siècle. Si l’on regarde l’histoire des institutions pour jeunes délinquants depuis les premières «écoles de réforme» à la fin du XIXe siècle, il y a toujours eu cette ambivalence. On a créé les premières écoles de réforme pour les différencier des prisons pour adultes. Ensuite, on a créé des institutions comme le centre Boscoville, dans les années 1940, puis Cité-des-Prairies dans les années 1960, pour ne pas reproduire le modèle des écoles de réforme, jugé trop semblable à celui des prisons. Mais on se retrouve quand même avec un modèle carcéral, et des éducateurs qui, pour reprendre une belle expression trouvée dans les archives, doivent «se battre contre les murs».

JB — Et cet héritage de long terme, c’est aussi un héritage discursif qui permet de justifier le système tel qu’il est envisagé aujourd’hui. Ce n’est pas propre au Québec, mais il y a un élément particulier au contexte québécois qui est l’héritage catholique, l’héritage de la prise en charge paternaliste des populations pauvres et jugées déviantes. L’histoire institutionnelle au Québec, de façon générale, est très liée à cela.

NS — Quant au court terme, si l’on regarde à partir du milieu des années 1990, on voit une normalisation et une standardisation croissantes des modalités et des pratiques d’intervention dans le réseau de la santé et des services sociaux. Cette histoire de plus court terme, c’est par exemple celle de l’implantation de la nouvelle gestion publique, qui en matière pénale s’appuie sur des outils standardisés de prévention des risques de récidive censés accroître l’efficacité (et la rentabilité) du système. L’un des effets de ces outils, comme le mentionnait Jade tout à l’heure, c’est notamment la concentration des ressources sur les jeunes jugés les plus à risque, avec tous les effets de ciblage et de profilage que cela comporte. C’est d’ailleurs frappant à Montréal: il y a objectivement de moins en moins de jeunes dans les unités fermées pour jeunes délinquants, mais ce ne sont pas n’importe quels jeunes: ils sont plus âgés, plus ancrés dans des trajectoires délinquantes, et viennent de milieux très stigmatisés. Les institutions actuelles sont donc le fruit de la rencontre entre un «vieux» Québec catholique et paternaliste sur le temps long, et un «nouveau» Québec gestionnaire et néolibéral sur le temps court.

JB — Il y a aussi les transformations récentes directement liées à l’histoire longue, à la grammaire de la sécurité publique, de l’ordre public, de la stabilité, qui créent cette prétention complètement folle de vouloir éliminer tous les conflits sociaux. Je reviens ici au droit à la ville, parce que cela me rejoint directement. Je porte en moi une mémoire de cette histoire d’eugénisme de l’espace public. Je traînais dans les rues de Montréal avec mes pairs à la fin des années 1980 et on l’a senti, ce mouvement de répression des groupes de jeunes, qui s’est fait au nom de l’ordre et de la sécurité publique. Il y a eu un moment où l’on a commencé à considérer la socialisation entre pairs comme un risque en soi, et c’est lié aux représentations de la jeunesse dans la culture, dans les médias, dans le discours public. Cette question des représentations de la jeunesse va bien au-delà du simple cas de la DPJ.

Au Québec, on aime bien croire à notre bienveillance, à notre clémence. On se dit qu’on n’est pas dans la logique de la répression ou de la punition, osant parfois même suggérer qu’on manque de fermeté… Alors qu’en fait, c’est une illusion, n’est-ce pas?

NS — Oui. Prenons le cas de la catégorie de «gang de rue», qui est actuellement l’objet d’une analyse fouillée par un chercheur avec lequel je travaille, Benoit Décary-Secours, pour comprendre comment elle a pu devenir une catégorie si ordinaire pour parler de la délinquance juvénile au Québec. Si on en fait la généalogie, on remarque que la catégorie, en français, émerge dans les médias à la fin des années 1980, en 1987 plus précisément – en anglais, son histoire est plus longue. Dès son émergence, les médias et les rapports de police produits là-dessus admettent qu’il s’agit d’une catégorie extrêmement floue. Elle ne désigne finalement pas grand-chose, sinon une peur ou une panique morale qui vise avant tout les jeunes Noirs. Mais si on s’y penche vraiment, et les recherches les plus récentes le montrent encore, on a du mal à cerner ses contours, ou à identifier qui en fait partie. Il y a là un flou définitionnel très fort. Et ce qu’il y a de particulier, c’est que ce flou a précisément alimenté une vaste production expertale, en criminologie, en psycho­éducation, pour cerner ce qui est probablement incernable. Aujourd’hui, plusieurs experts s’entendent pour dire qu’il faudrait abandonner cette catégorie. Sauf que d’une certaine manière, le mal est fait: elle structure déjà nos représentations, avec toujours en sous-texte l’idée qu’un jeune Noir est plus délinquant qu’un jeune Blanc.

JB — Cette histoire est d’ailleurs particulièrement structurante des pratiques en centre jeunesse. Comme le souligne Nicolas, à partir de cette catégorie de «gang de rue», il s’est développé tout un champ de savoirs experts pour orienter les interventions et leurs finalités. Les jeunes nous le disent: jamais ils ne mentionnent une quelconque interaction avec une «gang» d’individus, car cela pourrait être associé aux «gangs de rue». Par une espèce de boucle perverse et rétroactive, notons-le, les jeunes se sont aussi approprié cette catégorie, qui leur donne un certain capital social; il y a une figure parfois héroïque qui y est désormais associée. Ils savent toutefois qu’en centre jeunesse, ils doivent le taire, car s’ils ont le malheur d’être identifiés à ça, le contrôle s’intensifie. Je le dis lorsque j’enseigne: les «gangs de rue», ça a été tout au long des années 1990 et 2000 le bonheur des experts, leur pain et leur beurre. On leur a attribué des subventions immenses. Mais tout cela, tout ce vocabulaire intériorisé, a contribué à produire du profilage et du racisme dans nos institutions.

Dans le discours public, c’est payant aussi…

NS — Oui. Les médias jouent beaucoup avec la peur, l’inquiétude, mais il ne faut pas oublier que cette panique morale a été relayée par un discours expert. On a donc un renforcement mutuel entre panique morale et expertise scientifique qui amène les acteurs des centres jeunesse à être à la fois assez conscients du flou et des effets pervers de la catégorie, et à l’utiliser malgré tout comme une métaphore pour désigner ce que serait la «vraie délinquance», ou le «vrai délinquant». Quant aux jeunes, ils s’approprient la catégorie ou s’en distancient par peur, mais il leur arrive aussi d’en rire! Un jeune nous disait l’autre jour qu’il avait eu le malheur de mettre sur Facebook les paroles d’une chanson liée à un groupe dont le nom ressemblait à celui d’un gang. Quelques jours après, dans son rapport, et ça le faisait beaucoup rire, l’éducatrice inscrivait qu’il était probablement membre d’un gang de rue…

JB — Dans notre projet, un jeune disait: «Pour moi, le gang de rue, c’est les gars avec qui j’ai grandi, qui vont toujours être de ton côté. C’est la famille.» Je suis allée aux audiences publiques du rapport sur les interpellations policières, et une mère de Montréal-Nord y faisait valoir que la police arrêtait les enfants avec cette idée de «gang de rue», en oubliant comment la famille, dans ces communautés, est importante. Je trouvais ça intéressant; cette mère disait: «Je serais plus inquiète si nos jeunes ne se tenaient pas ensemble, s’ils ne socialisaient pas entre eux!» Il y a un écart de compréhension qui a alimenté une machine puissante dans les années 1990. J’étais intervenante à l’époque, et il y avait des experts sur les gangs de rue qui passaient dans tous les centres jeunesse, tous les organismes communautaires, pour donner une «formation» sur les «gangs de rue». Comment les identifier, comment faire de la prévention précoce, comme si on pouvait déceler le potentiel délinquant dès la petite enfance. Ce sont des expertises qu’on a importées des États-Unis et dont on ne devrait pas s’inspirer. Beaucoup de travaux montrent que ces méthodes sont problématiques. Mais la production francophone est pour l’instant beaucoup moins critique au Québec, et elle ne réussit pas à mettre de l’avant d’autres options. Or, il y a un danger au discours expert qui s’impose ainsi comme une vérité incontestable, au point où il est difficile d’ouvrir des débats.

NS — Ça m’a frappé en arrivant au Québec. J’étais chercheur en France sur ces questions, où le secteur du traitement de la délinquance jeunesse est très politisé, notamment autour des questions relatives à l’enfermement des jeunes. Étant donné l’existence d’un débat public sur ces thèmes, beaucoup de recherches sont faites en sciences sociales sur le traitement de la jeunesse, les centres éducatifs fermés, les établissements pénitentiaires pour mineurs, etc. Au Québec, où le champ est beaucoup moins politisé, plus acquis à des savoirs experts présumés incontestables, la recherche en sciences sociales est aussi plus rare. La majorité des recherches sur ces institutions sont faites en psychoéducation, en criminologie, avec un angle évaluatif (et pragmatique) qui vise essentiellement à déterminer si «ça marche». Ce n’est pas mauvais, bien sûr, mais nous croyons que des questions aussi importantes méritent une plus grande diversité de regards.

Dans les sociétés occidentales, les années 1970 ont été un moment de remise en question généralisée de l’enfermement sous toutes ses formes – pénales, mais aussi psychiatriques. Dans certains pays, en France notamment, cette séquence a ouvert un débat public, d’ailleurs toujours très vif aujourd’hui, jusque dans les milieux professionnels, sur l’enfermement des jeunes. Au Québec, le débat public semble s’être au contraire limité à la question des détenus majeurs, que l’on pense notamment à l’Office des droits des détenus, créé dans les années 1970 et qui, à ma connaissance, ne s’est pas intéressé au placement des jeunes en centres de réadaptation. Ça ne signifie pas que la question n’a pas été traitée, mais elle l’a été dans l’ombre de rapports du ministère des Affaires sociales, et de savoirs experts, principalement issus de la psychoéducation et de la criminologie. Ce poids de l’expertise en réadaptation est probablement la première raison de l’euphémisation qui, aujourd’hui encore, entoure la production du discours sur l’enfermement des jeunes. Je ne dis pas qu’on n’en a pas besoin, mais elle tend à empêcher, en quelque sorte, l’ouverture d’une discussion plus large et plus ouverte sur ces questions.

En ce moment, le débat public semble en effet très peu sophistiqué sur ces questions. Avec la commission Laurent, on découvre tout juste les enjeux auxquels on devrait réfléchir, et là encore, ce n’est pas porté à l’attention de tous…

JB — Voilà en effet où nous en sommes. On arrive trente ans plus tard, pris avec les conséquences d’une succession de décisions politiques. Le rôle du chercheur est de montrer que l’état du débat actuel et la situation dans laquelle on se trouve sont le fruit des dernières années ou décennies, de rappeler qu’il y a une histoire institutionnelle et politique derrière ce que l’on observe aujourd’hui. Avec la tragédie de la fillette de Granby, le gouvernement s’est saisi de l’affaire, et cela a attiré l’attention du public, mais il ne faudrait pas réduire la situation à un événement ponctuel. Il faut rappeler qu’il s’agit d’un moment propice pour interroger l’histoire, l’institution, les façons de faire, et je pense qu’en plus, c’est bien accueilli par les praticiens – qui sont pourtant habitués à être sur la défensive, car ils ont l’impression que chaque fois qu’on critique la DPJ, on critique leur travail, alors que ce n’est pas le cas. Il faut inscrire ce qu’on observe dans son contexte, et même dans des tendances plus larges, qui dépassent le contexte québécois. Et les réactions le démontrent, on nous dit que cela reflète la réalité des gens sur le terrain. Il faut saisir le contexte, car sinon, nous n’aurons jamais ces discussions.

L’événement de Granby a soulevé la question de la protection de la jeunesse, devenant le symptôme d’une crise beaucoup plus large dans tout le réseau de la santé et des services sociaux. Vous parliez de l’intensification de la surveillance et disiez que le volet pénal de la DPJ est souvent oublié. En même temps, il y a un manque évident de ressources en protection aussi. Les intervenants sont à bout. C’est vrai dans le réseau communautaire également. Ce volet aussi, au fond, n’est-il pas négligé?

JB — Absolument. Et l’une des conséquences de cela à la protection de la jeunesse, c’est que, pour concentrer les moyens disponibles, on concentre les interventions sur des familles très ciblées, et les praticiens se disent inquiets de ça. Or, ils ne peuvent pas non plus déborder du vocabulaire technocratique pour nommer ces réalités. Lorsque, par exemple, le ministre Lionel Carmant disait qu’il n’y aurait pas de représailles si les intervenants parlent, ça fait sourire. C’est avoir une très mauvaise compréhension de ce que ça veut dire, une culture du silence, sur le plan institutionnel. C’est penser que cela passe seulement par des courriers internes qui disent «Taisez-vous!». Mais ce n’est pas comme ça que ça s’installe, une culture du silence. C’est plus vicieux, et le ministre est naïf s’il pense qu’il peut lever soudain la culture du silence. Ça va prendre beaucoup plus que cela. Quand ça fait dix ans que tu remplis des grilles de performance, peut-être que ton silence, tu ne le comprends même pas comme tel…

Est-ce aussi pour cela qu’il faut attendre une crise pour agir? On l’a vu ailleurs dans le secteur public, notamment en 2017 avec les infirmières, lorsque, soudain, elles se sont mises à dénoncer leurs conditions de travail sur la place publique, même si cette dénonciation ne fait pas partie de leur culture professionnelle…

NS — Dans tous ces secteurs, on a besoin de discussions publiques sur le sens des métiers au sein d’institutions qui se transforment, qui se «gestionnarisent», qui sont rationnées, où les moyens sont comptés et où les activités sont systématiquement évaluées, quantifiées, contrôlées. C’est d’autant plus important que cela a un impact sur la relation avec le public, les usagers, les personnes en difficulté… Mais il y a une réflexion à avoir sur le sens même des métiers, qui va au fond au-delà des discussions «expertes» sur «ce qui marche» ou sur «ce qui est efficace» et ce qui ne l’est pas. Il faut ouvrir cette réflexion, sortir de la tyrannie de l’efficacité, et faire du sens des métiers un enjeu de débat public.

JB et NS — Le Québec a besoin d’une conversation collective franche sur les enjeux qui entourent la jeunesse. Cette conversation, qui doit éviter le recours aux euphémismes, devrait s’ouvrir, selon nous, à trois ensembles d’acteurs que l’on entend encore trop peu: d’abord, les acteurs de la recherche en sciences sociales, qu’ils soient historiens, sociologues, politologues ou géographes, susceptibles de nourrir des réflexions sur la jeunesse et sur les manières dont elle est traitée, au-delà d’un discours expert sur la réadaptation qui, quoique nécessaire, risque toujours de refermer le dialogue au nom d’une vérité incontestable; ensuite, les intervenants de terrain, qu’ils soient éducateurs ou gestionnaires, et qui, malgré les contraintes de l’action, ne cessent de réfléchir et de remettre en question leurs propres manières de faire, dans l’espace encore trop invisible des bureaux de suivi et des services de placement; enfin, les jeunes eux-mêmes et leurs familles, qui, à force de côtoyer l’institution, développent à son propos une diversité de savoirs par le bas, qui seraient susceptibles de bousculer bien des certitudes.

Aurélie Lanctôt est membre du comité de rédaction de Liberté.

N° 328: La disparition du ciel

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