Critique – Poésie

Les maisons et les enfants

Julie Bruck appréhende le monde par le détail.

Devant certaines scènes, le plus souvent quand on marche seule, mais aussi quand on rencontre une nouvelle personne ou que l’on interagit avec un petit enfant, des images nous apparaissent déjà comme des souvenirs. À la campagne, à l’automne, quand le paysage est à son plus jaune, on distingue à travers la frondaison la silhouette d’un bâtiment ou d’un animal. La lumière du soleil se pose sur une pierre ou une racine comme pour la désigner, alors on l’observe avec le sentiment qu’il s’agit peut-être d’un présage, mais on ne sait pas de quoi. Dans la ruelle, son fils, que l’on va reconduire chez la gardienne, demande le nom d’une fleur. Quand, à la fin de la journée, il pleure sans raison, on a l’impression qu’il comprend des choses qui nous échappent. Le monde a l’air étrangement organisé et on sent qu’il suffirait d’une très simple clef pour élucider son secret, comme on résout un problème mathématique. On le comprendrait complètement, ce qui le fait tenir ensemble, d’un seul regard, mais cette proximité accrue avec les êtres et les choses ne reste jamais qu’une intuition.

La singerie, plus récent recueil de la Montréalaise d’origine Julie Bruck – à la suite de The End of Travel (1999) et The Woman Downstairs (1993) –, récipiendaire du prix du Gouverneur général en 2012 et dont les éditions Triptyque nous offrent la traduction de William S. Messier, combine une multitude de moments tels que ceux-là et soulève des questions à la fois très profondes et très simples sur la vie et l’écriture. Certains moments sont-ils plus dignes que d’autres d’être racontés? Quels détails leur donnent leur texture, leur couleur unique, cette prégnance en soi presque littéraire? Qu’est-ce qui unit les humains?

Dans le poème liminaire, une petite fille se tient, au zoo, devant la cage d’un singe hurleur. Elle dit qu’il chante. Elle s’endort en le répétant. Quelqu’un, un «tu» anonyme, prend possession d’un chalet à Saint-Sauveur. C’est sûrement le chalet de son enfance. La porte craque, c’est plein de poussière, de lumière et d’odeurs qui se confondent, une seule et même sensation qui signifie «cinquante étés»: «L’air entre les deux portes / est du soleil liquéfié, somnolent.» Un mari attend sa femme dans la voiture. Elle s’était habillée, mais elle a changé d’idée. Maintenant elle pleure, le visage enfoui dans une robe. Il rentre. Vingt ans plus tard, il partira. Un enfant désobéit. Une petite fille rentre à peine d’une fête d’enfants qui avait commencé en 1969. Dans un passé indéterminé, la narratrice se rend à l’école avec des amies. Elles ne sont jamais préparées aux tirs de balles de neige provenant de garçons de leur âge, même si elles savent que c’est de l’amour. Un ornithologue qui observait les oiseaux, toujours dans le même parc, a disparu. Il était père. Un autre père s’est pendu. On ne sait pas vraiment pourquoi. Un autre encore a calfeutré la porte de son garage et fait démarrer la voiture. Une vieille femme étire le bras pour atteindre le haut d’une tablette d’épicerie. D’autres vieilles femmes échangent des recettes de biscuits: «Ma sœur est dans un foyer. Les jeudis / ils mélangent des biscuits soda avec du beurre et du sucre, / ajoutent des pépites de chocolat, font cuire tout ça. / Ma sœur dit que tu devinerais jamais.» Un brin d’herbe pousse. De loin, sans être vues, des mères observent leur progéniture et se demandent comment la protéger. Les enfants courent ou bien n’osent pas le faire parce qu’ils viennent d’arriver dans une nouvelle école. Ils n’y ont pas encore d’amis. Et le danger plane au-dessus d’eux, indissociable du regard de la mère. Une mère ne devrait pas voir ces choses. Ou peut-être le devrait-elle. La clarté de ce regard va de pair avec une connaissance du malheur et de son inéluctabilité. Ailleurs, un ado vêtu du trench-coat de son grand-père entre à l’école secondaire avec un sac de sport contenant des armes. Les urgences se remplissent. À l’autre bout du monde, on creuse parmi les décombres d’une maison à la recherche du corps d’un jeune homme. Avec une infinie tendresse. Quand on le trouve, on s’adresse à lui comme s’il était vivant et on embrasse son soulier.

N° 303: Politiques culturelles

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