Ce virus

Faut-il toujours craindre la peur?
Par Anne Boyer (Traduit de l’anglais par Olivia Tapiero)

C’est dommage, mais pour comprendre le virus, il faut comprendre les mathématiques et, pour le grand nombre d’entre nous qui ont été privé.e.s d’une éducation convenable en maths, ces dernières existent surtout comme fantasme: l’exponentialité n’est pas plus facile à saisir que la main d’un fantôme. Et maintenant, la santé de plusieurs personnes dépend de notre capacité générale à croire en la tangibilité future de l’intangibilité présente. ( Un excellent compte-rendu des chiffres est disponible ici, dans un remarquable appel à l’acte. ) Nous devons à présent comprendre non seulement la croissance exponentielle, mais aussi la différence entre des choses minimes, comme l’écart létal entre 1% et 0,1%.

Pendant ce temps, les eugénistes en chef semblent se lécher les babines à la perspective de la mort des personnes âgées, des malades et des pauvres. Le déni vicieux de Trump, de Johnson et de Bolsonaro, c’est la logique qui a aussi gouverné la misère quotidienne d’hier, et qui prend les proportions de la catastrophe d’aujourd’hui. Pour une certaine classe, la mort des personnes considérées comme «non productives» apparaît comme un événement salissant, mais pas inopportun. C’est pourquoi on voit le regard cadavérique de ces mecs dans les conférences de presse, où ils se tiennent avec leurs costumes bouffis, en marmonnant des menteries administratives sur la grippe, sur les tests. On sait qu’il faut croire ce qu’ils font, et non ce qu’ils disent: l’économie reçoit des prestations d’urgence, pas les hôpitaux. Pendant ce temps, la CPAC elle même est peut-être devenue une version pepe-facho du «Masque de la mort rouge».

C’est ce même genre de personne qui affirme qu’il ne faut rien craindre d’autre que la peur, ce qui est évidemment faux, car la peur éduque sur la manière dont on prend soin les un.e.s des autres – on a peur qu’une personne malade devienne encore plus malade, ou que la vie d’une personne pauvre devienne encore plus misérable, et on fait tout ce qu’on peut pour les protéger parce qu’on a peur d’une version de la vie humaine où chaque personne vivrait seulement pour elle-même. Je ne crains pas du tout ce genre de peur, car la peur est une partie vitale et nécessaire de l’amour. Et cette peur, que j’aime, est à présent particulièrement justifiée, car il y a un virus pernicieux qui traverse les corps en santé pour rendre malade et tuer les corps déjà fragiles, et il faut donc que les personnes fortes et en santé approfondissent leur engagement éthique envers les personnes malades et affaiblies. Nous devons apprendre à faire le bien pour le bien d’inconnu.e.s, maintenant. Nous devons maintenant vivre de manière à prouver, tous les jours, notre croyance en la valeur des vies des personnes âgées, atteintes du cancer, vivant avec des handicaps ou dans des conditions inimaginables, surpeuplées et périlleuses.

La misère totale des jours qui viennent n’est pas une inévitabilité totale: nous avons la capacité de réagir aujourd’hui. Nous pouvons adopter une excellente hygiène, nous pouvons cesser de laisser nos dégâts aux préposé.e.s à l’entretien, nous pouvons désinfecter nos lieux communs. Nous pouvons faire de notre mieux pour obtenir ce qu’il faut pour vivre quelque temps. Nous pouvons – aujourd’hui, maintenant – organiser des réseaux d’entraide parmi nos contacts sociaux existants, établir des plans pour prendre soin des plus vulnérables, préparer des provisions pour les personnes qui vont tomber malades. Nous pouvons offrir un refuge aux personnes qui n’en ont pas, proposer de soutenir des personnes affolées par les nouvelles, promettre de prendre soin des animaux ou des enfants de quelqu’un si jamais cette personne tombe malade. Nous pouvons fournir des renseignements importants aux personnes qu’on a trompées ou ignorées. Nous pouvons protéger les personnes qui subissent une stigmatisation et une discrimination injustes. Nous pouvons fabriquer des masques et assembler des trousses de désinfection pour les personnes qui vont prendre soin de malades à la maison.

Nous pouvons aussi entamer une grève générale, qui aurait maintenant une double fonction – rester à la maison, refuser de travailler, refuser d’aller à l’école, refuser de magasiner, refuser le plus possible de tomber malade et de contaminer autrui. Nous pouvons crier de toutes nos forces et démontrer dans chacun de nos gestes que les vies des personnes vulnérables sont importantes, que les morts des personnes malades ou âgées ou pauvres ou emprisonnées atteintes par ce virus sont inacceptables. Il faut libérer les prisonnières et les prisonniers. Il faut prendre soin des personnes âgées. Tout le monde doit avoir un logement sécuritaire. Il faut que les malades puissent obtenir du soutien sans craindre de perdre leur travail ou de faire faillite à cause des frais médicaux. Les personnes qui font le ménage, les personnes qui travaillent dans les soins de santé, et toutes les autres personnes en première ligne doivent avoir tout ce dont elles ont besoin pour être en sécurité. Ce virus rend encore plus visible ce qui était déjà là.

Nous devons aussi nous engager à observer une distanciation sociale à grande échelle. Le fonctionnement de la distanciation sociale exige une sorte de foi: nous devons considérer l’espace négatif avec autant de clarté que l’espace positif, savoir que ce qu’on ne fait pas est aussi brillant et plein d’amour. Nous nous trouvons face à une étrange tâche, ici, qui consiste à rassembler les esprits tout en maintenant une distance physique. Nous en sommes capables. J’écris ceci parce que je veux que ce qu’il y a de bon en nous puisse se frayer un chemin à travers les haines absurdes qui s’empilent et nous étouffent. Je crois que nous pouvons faire le bien, mais nous devons aussi nous préparer à une amplification du mal. Le temps où l’invisible devient visible est à portée de main.

Anne Boyer est poète et essayiste. Ses écrits, qui comprennent le recueil Garments Against Women (2015), la collection d’essais expérimentaux A Handbook of Disappointed Fate (2018) et l’essai The Undying (2019), abordent notamment les questions du capitalisme, de la pauvreté, de la maladie, de la condition des femmes, de la musique, de la solidarité et de la résistance. Elle vit à Kansas City.

Olivia Tapiero est écrivaine et traductrice. Elle est l’autrice de Les murs (2009), Espaces (2012) et Phototaxie (2017), et a codirigé le collectif Chairs (2019). Membre du comité de rédaction de Moebius, elle a contribué aux revues Muse Medusa, Tristesse, Relations et Estuaire. Elle traduit présentement A Handbook of Disappointed Fate, qui paraîtra en français en 2021. Elle vit à Montréal.