Peut-on filmer Auschwitz après Auschwitz?
Quoi qu’on en dise, toutes les formes de censure ne sont pas délétères. Certains interdits existent, aurait-on envie de dire, par principe de précaution, et c’est d’ailleurs dans cette veine que Theodor Adorno (Prismes) avait décrété qu’écrire un poème après Auschwitz était barbare. Bien qu’il soit facile de tourner en dérision une déclaration aussi radicale – en quoi Casablanca est-il responsable de la Shoah? –, il est indéniable que l’art et la culture ont joué un rôle dans les catastrophes du XXe siècle; pensons simplement aux films de propagande du Troisième Reich de Leni Riefenstahl. Ainsi, continuer à créer «comme si de rien n’était» contribuerait ni plus ni moins, sinon à préparer la répétition de telles tragédies, du moins à occulter l’évènement et ses causes.
Pour Giorgio Agamben (Ce qui reste d’Auschwitz), l’«interdit» entourant la représentation des camps d’extermination comme celui d’Auschwitz s’explique par les caractéristiques uniques de cet évènement. Si l’existence des chambres à gaz ne fait aujourd’hui aucun doute, les traces de cette entreprise cyclopéenne sont moins nombreuses qu’on aurait tendance à le croire. De pareils camps n’ont jamais eu d’existence officielle, d’où le soin maniaque qui a été mis à détruire preuves matérielles et témoins de la «Solution finale». Re-présenter les usines de mort comporte ainsi toujours une part de fiction. Pensons – si ça nous est possible – aux Muselmanns, ces prisonniers ayant atteint le dernier degré séparant une vie devenue végétative de la mort. Ils n’ont, par définition, presque pas survécu, et représentent ainsi un pan de l’univers concentrationnaire – le pire – qui restera toujours incommuniqué parce qu’à jamais incommunicable.
Ainsi, celui qui couche sur pellicule les camps d’extermination fait face à un paradoxe: soit la représentation est «fidèle» et trivialise nécessairement le caractère exceptionnel des crimes nazis en proposant une expérience «polie» par le traitement artistique, soit elle prend certaines libertés avec le réel, ce que les négationnistes ne manqueront pas d’exploiter pour crier à la fantaisie. C’est notamment pour ces raisons qu’à peu près tous les films consacrés aux camps de la mort – de Schindler’s List (S. Spielberg, 1993) à La vita è bella (R. Benigni, 1998) en passant par Nuit et brouillard (A. Resnais, 1956) – ont été voués aux gémonies par les spécialistes de l’univers concentrationnaire.