L’art de la guerre
L’exigence du mal, sa justification et sa représentation artistique alimentent la réflexion de Larry Tremblay dans son dernier roman, L’orangeraie. Comme dans toute bonne tragédie, la simplicité de l’histoire camoufle des enjeux éthiques complexes: pour venger l’assassinat de ses grands-parents, Amed, plutôt que son frère jumeau atteint d’un cancer incurable, est choisi par son père pour servir de bombe humaine dans un de ces pays du Moyen-Orient en guerre depuis des décennies. Le père juge en effet que le sacrifice du fils en santé à la cause de son peuple et à Dieu est un geste plus honorable et honnête que le «don» d’un fils malade. Or les frères s’échangeront les rôles au dernier instant, Aziz se sachant condamné. Épuisé de mentir, Amed devenu Aziz avouera tout, sera répudié par son père et émigrera à Montréal, où il s’inscrira à l’École nationale de théâtre pour donner voix, par le biais de la scène, à tous les enfants tués par son frère et qui, depuis, parlent dans sa tête.
Si le sujet n’a rien d’original – impossible de ne pas penser à l’une ou l’autre des pièces formant la tétralogie Le sang des promesses de Wajdi Mouawad, tant le sujet du roman, son traitement et le cadre géographique dans lequel il prend place y ressemble –, la distance installée par l’auteur entre la narration et l’histoire racontée est salutaire. Utilisant l’imparfait pour exposer sans excès de pathos le fil des événements, Tremblay offre un texte sobre et d’une délicatesse qui ne maquille pourtant pas la gravité des gestes qui seront commis. Ce faisant, il laisse au lecteur le soin de juger de la moralité des actions des personnages. Jusqu’aux cinquante dernières pages du roman.
Une maladroite mise en abyme vient alors rompre le dépouillement et la force suggestive du récit en y insérant un professeur qui a composé une pièce dans laquelle Amed doit jouer. Par le plus grand des hasards, la pièce a la guerre pour thème, un enfant prisonnier du mal est son personnage principal et Amed a été choisi pour le rôle. Instruit de l’histoire du jeune homme, le professeur met en doute son droit de représenter esthétiquement un tel drame, de discriminer les victimes du bourreau et de trancher la question du mal en temps de guerre. Tergiversant longtemps sur la fin à donner à sa pièce, le professeur procède à la méditation que la narration tout en retenue de la première partie du roman avait pourtant confiée au lecteur. Tremblay souligne alors au crayon gras une visée qui aurait mérité la finesse de la mine de plomb.