L’amour comme point de fuite
Pour certaines militantes féministes dont je suis, la fin du mandat d’Alexa Conradi à la tête de la Fédération des femmes du Québec et son retrait de la vie publique en 2015 ont laissé un grand vide. La sentimentalité n’a sans doute pas sa place ici, mais disons-le d’emblée: il nous fait du bien de retrouver le discours exigeant, rigoureux et sensible de cette militante féministe qui vit maintenant en Allemagne. Pourquoi ramener ce livre publié en 2017 dans l’actualité littéraire? Parce qu’une loi 21, un gouvernement caquiste, une crise des médias, et beaucoup trop de chroniques de Richard Martineau ou de Sophie Durocher plus tard, il semble pour le moins crucial de réfléchir en profondeur aux questions que soulève Conradi et, aussi, d’élever le niveau du débat social au Québec. Il faut avoir la clairvoyance de nommer les nouveaux moteurs du colonialisme québécois, qui se donnent à voir à travers les nœuds et points de tension qui rendent certaines discussions plus épineuses que d’autres. Il nous faut reconnaître notre rapport complexe au fait colonial, de même que notre complicité à son maintien. C’est ce que fait Conradi dans Les angles morts. Elle a le courage d’aborder de front toutes les questions politiques qui ont accaparé le discours médiatique des dernières années, débats sur lesquels elle adopte une perspective intersectionnelle et anticoloniale nécessaire. Voile et charte, femmes autochtones disparues, battues, violées, assassinées, capitalisme sauvage et travail invisible des femmes sont autant de sujets qui sont disséqués, retournés et critiqués dans cet essai exigeant, mais important.
Plusieurs l’ont décrié, la laïcité de l’État et les politiques «d’immigration, de francisation, d’intégration» et de gestion des signes religieux jugés ostentatoires proposées par la CAQ sont l’expression à peine voilée de l’une des nombreuses formes de racisme systémique qui ont cours à notre époque. Le gouvernement actuel, tout comme celui du Parti québécois en 2013, se propose d’instrumentaliser l’appareil étatique et judiciaire à des fins ni plus ni moins que discriminatoires. Conradi n’entre pas dans les détails politico-juridiques de ces questions, mais elle nous montre à quel point ce genre de mesures permet la légitimation de discours racistes et favorise, voire encourage le repli identitaire; celles-ci banalisent, en fin de compte, les violences symboliques et la peur de l’Autre. Le livre permet un retour critique sur le débat autour de «la charte des valeurs» proposée par le Parti québécois, lequel a été dévastateur pour les féministes, car il a étiolé les solidarités nécessaires et fondatrices du mouvement. Prenant position contre cette charte, alors que beaucoup de féministes québécoises s’en réclamaient, Conradi a été accusée de tous les maux, mais en particulier de permettre l’islamisation du débat féministe et de la Fédération des femmes du Québec. Dans Les angles morts, Conradi dénonce l’attitude colonialiste d’une certaine frange du mouvement féministe qui ne reconnaît pas assez l’importance de la pluralité de perspectives, d’expériences et de critiques, ni l’apport des femmes musulmanes aux luttes québécoises: «L’absolu féministe n’existe pas. La vérité se trouve souvent à plusieurs endroits à la fois. Souvent, elle émerge de ces interactions, c’est pour cela que j’apprécie être confrontée à des tendances et à des histoires féministes différentes. […] La présence grandissante au Québec des femmes issues des diasporas pakistanaise, indienne, iranienne, malienne, sénégalaise, béninoise… contribue à alimenter et à réorienter le féminisme majoritaire blanc et eurocentré. Elles sont également à même de reconnaître les influences du colonialisme européen dans les débats de société ici.»
On peut facilement associer l’ancienne présidente de la Fédération des femmes du Québec à l’héritage des luttes des années 1970. En fait, elle les réactualise en leur offrant une portée intersectionnelle et antiraciste que les militantes de l’époque n’avaient pas nécessairement donnée à ces revendications. Par exemple, elle traite des difficultés supplémentaires éprouvées par les femmes racisées qui veulent dénoncer une agression sexuelle commise par une autre personne racisée. En plus de se heurter à une institution qui banalise les violences sexuelles, elles courent le «risque de confirmer les stéréotypes qui concernent la propension à la violence des hommes racisés», ce dont les femmes blanches n’ont pas à s’inquiéter. Cette perspective nous permet de comprendre différemment les enjeux particuliers qui concernent la dénonciation dans différents milieux. Si des revues comme Québécoises deboutte!, par exemple, ont nommé et analysé les injustices et iniquités subies par les femmes sur le marché du travail, Conradi va plus loin en mentionnant notamment que «le racisme est tout aussi efficace que le sexisme et la classe pour créer les divisions sociales en matière de travail». Ce faisant, elle se questionne sur la place octroyée aux revendications des femmes racisées dans le milieu féministe québécois: «Est-ce que le milieu est accueillant, prêt à entendre les femmes dont les connaissances et les opinions ont été marginalisées? Est-ce que le milieu est prêt à adapter son discours et ses revendications pour être plus inclusif?»