Le temps des enfants

La littérature comme doudou

Entretien avec Hélène Merlin-Kajman

Pour la chercheuse Hélène Merlin-Kajman, la lecture partagée est une école de liberté.

Hélène Merlin-Kajman est professeure de littérature à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. Si elle a d’abord été reconnue pour ses travaux sur le XVIIe siècle, ses plus récents livres ont des ambitions plus générales et visent à réaffirmer la place de la littérature dans les sociétés démocratiques. Dans La langue est-elle fasciste? Langue, pouvoir, enseignement (2003), Lire dans la gueule du loup: essai sur une zone à défendre (2016) et L’animal ensorcelé: traumatismes, littérature, transitionnalité (2016), Merlin-Kajman met la question de la transmission en plein cœur de sa théorie de la littérature. Puisant à la fois à la théorie littéraire, à l’anthropologie, à la philosophie, à la psychanalyse (notamment en entrant en dialogue avec Winnicott), elle postule que la littérature est un espace de transition qui nous permet d’organiser notre relation aux morts, de structurer les hiérarchies, les rapports d’autorité – en bref, l’arrangement de nos vies, qui facilite le passage du monde interne au monde externe, de la psyché au commun. Apprendre à lire avec ses parents, puis apprendre à lire seul·e, c’est pouvoir inventer une société où il est possible d’exercer son autonomie, sa liberté de conscience. Nous avons voulu discuter avec elle de ce qu’implique pleinement l’apprentissage de la lecture.

J’aimerais d’abord, au bénéfice de nos lectrices et de nos lecteurs, que vous expliquiez quelle est la place de la lecture des enfants dans votre théorisation de la littérature.

Hélène Merlin-Kajman — La réponse que je vais vous faire s’appuie sur des expériences, les miennes surtout, mais aussi celles que j’ai entendu raconter. Lorsque j’étais prof de collège, j’ai très vite constaté un phénomène que toutes sortes de personnes peuvent aussi constater: dans des classes même «indisciplinées», si on lit des contes à haute voix, on obtient très vite le silence… Cette expérience a un côté un peu inouï, un peu miraculeux, je veux dire qu’on a de la peine à y croire même en la vivant, on se dit qu’il y a eu là du hasard, quelque chose comme un moment de grâce, qu’on n’a pas le droit de généraliser – et pourtant, les témoignages sont nombreux: quand une histoire qui a fait ses preuves, accessible à tous, est racontée ou lue par quelqu’un qui est lui-même embarqué, quelque chose se passe, un partage qui fait qu’à la fois tout le monde est absorbé ensemble et chacun en soi-même.

J’ai lu des livres à mes fils avant qu’ils n’aient un an. Ou plutôt, un seul livre, toujours le même, tous les jours, à partir de l’âge de cinq mois. Il avait des pages dures qui ne risquaient pas de se corner ni de s’arracher, les images étaient belles, l’histoire simplissime: une chenille se transformait en magnifique papillon. Entre ces deux moments, celui de sa naissance et celui de sa renaissance en papillon, on la voyait manger, grandir, avoir envie de dormir, faire son cocon, et se réveiller sous un rayon de soleil pour sortir de ce même cocon: sept pages, sept phrases. J’avais choisi de lire ce livre sur un ton de voix très musical, presque chanté, toujours le même, pour qu’ils entendent que ce n’était pas la voix ordinaire. Dès qu’ils se saisissaient du livre comme d’un jouet, je le leur laissais.

Mon fils aîné n’a pas eu de doudou: il s’endormait avec les livres. On dira: formidable! Et cela a dû beaucoup jouer dans sa formation: toutes ces conversations, toutes ces situations, cet imaginaire sans cesse greffé sur la vie et sans cesse très loin d’elle aussi. Oui, mais à l’adolescence, il a violemment rejeté la littérature, si violemment que dès qu’il m’entendait évoquer une lecture, il sortait de table. À l’adolescence, les livres littéraires étaient sans doute trop menaçants pour lui, trop associés à des souvenirs de lien très étroit avec sa mère; mais aussi peut-être la littérature était-elle trop investie, dans le présent de son adolescence, par des parents qui accordaient une énorme importance à ça, et pensaient que sans lecture littéraire, point de salut… J’en conclus qu’il ne faut pas idéaliser la lecture…

Vous parlez souvent de la lecture comme d’une scène de partage.

Quel genre de partage la littérature offre-t-elle à des enfants? Qu’est-ce qu’ils emportent avec eux, dans leurs lectures «autonomes», silencieuses, de partages antérieurs? Comment les préparer à la lecture solitaire – et est-ce le plus important? Quel est le meilleur des partages, étant entendu qu’il y a plusieurs types de partage? Une fois qu’on a avancé dans ces questions à partir de l’exemple de la lecture littéraire, alors on peut s’en poser une autre: est-ce que seule la lecture littéraire peut apporter ce type de partage?

Car ce plaisir que j’ai pris à lire des livres à haute voix à mes fils, ce n’était pas tellement un plaisir de culture. J’ai toujours choisi des livres dont j’aimais le dessin, et dont j’aimais l’histoire, et dont j’aimais l’écriture – mais sans aucune considération de culture, je veux dire que je ne cherchais pas à leur donner de la culture. Mon critère était esthétique, si on veut bien entendre ce mot dans un sens large: je cherchais une qualité du texte, qui était aussi une qualité morale. Il fallait que le texte me fasse plaisir, donc qu’il ne blesse rien en moi – ni mon goût, ni ma morale, ni mes émotions, tout ceci parce que, sinon, je n’aimerais pas le lire à voix haute. Et c’était le même plaisir que celui que je prenais à chercher des jouets que je trouvais beaux et prometteurs en émerveillements: un mobile, par exemple, ou un jeu. Je ne vois pas de grosses différences, dans la prime enfance, entre une lecture et une manière de regarder de petits spectacles qu’on anime de la voix et qu’on partage.

Si je conclus qu’il y va de la qualité d’un plaisir partagé, ce sera une conclusion théoriquement pauvre, bien trop vague, bien trop convenue. Il faut donc aussi chercher les critères de cette qualité, qui comprennent les caractéristiques du médium (le livre, l’histoire) et les caractéristiques de ce que met l’adulte dans ce partage – à la fois lui subjectivement, et lui comme étant en quelque manière figuré dans le livre donné aux enfants.

Peut-être pourriez-vous nous parler des Derniers géants de François Place, que vous avez lu à votre fils cadet lorsqu’il avait cinq ans.

On entre dans un monde d’aventure, avec une structure de quête et d’épreuves, un peu magique, très poétique: le héros part à la recherche du mystérieux pays des derniers géants. Il les retrouve au péril de sa vie et passe une période heureuse avec eux, dans une sorte d’Eden. Puis il repart en Europe, écrit des livres sur eux. Puis il y retourne pour les retrouver. Il arrive donc d’abord dans la ville, qui est la dernière étape avant le trajet à travers montagne et précipices qu’il faut traverser pour les rejoindre. Il est un peu surpris parce qu’on l’attend, on lui fait fête, la ville est en liesse, la foule est rassemblée autour d’un cortège. L’atmosphère est au comble de la joie, on croit qu’il va retrouver les géants. On tourne la page et là, le choc est énorme: sur une sorte de grand plateau porté par un char triomphal est posée la tête coupée du chef des derniers géants.

Tout le visage de mon fils s’est décomposé. J’étais consternée du piège tendu, de l’épreuve subie par le lecteur qu’il était. Le livre Les derniers géants est un plaidoyer contre le colonialisme. Cela m’a mise très en colère, en vérité. Je suis à fond d’accord avec le point de vue du livre, anticolonialiste, anti-ethnocentriste, etc. Mais je suis absolument contre le dispositif, où il s’agit d’introjecter un message de culpabilité traumatique en renversant brusquement l’attente en horreur: il s’agit de s’emparer de ce moment de partage si important, où le plaisir partagé procure le sentiment d’une fiabilité de la signification, la mise en place d’un monde intelligible même avec ses énigmes et ses peurs, pour annoncer un message de désastre et de non-fiabilité. Attention, ne croyez pas que je sois hostile au Petit Poucet ou au Petit Chaperon rouge: rien à voir, il y a la convention du conte qui rend ce monde fiable à sa manière, outre que les héros sont sauvés en général.

C’est par ce type d’expérience de la lecture des Derniers géants que je me suis mise à m’intéresser à ce que j’appelle la communication, ou le partage, traumatique. Mais là encore, je ne suis pas concentrée sur la littérature: dans La langue est-elle fasciste?, j’ai regardé de près des exercices scolaires, des discours pédagogiques, pour essayer de montrer qu’une logique y présidait qui permettait de réunir des pratiques de lecture et d’autres modes de partage, des partages d’éducation, qui n’avaient pas forcément la lecture pour support.

J’aimerais vous entendre un peu sur l’opposition – peut-être trop sommaire – entre une lecture naïve et une lecture du soupçon. L’enfant, présume-t-on, fait une lecture crédule. Mais on peut aussi voir dans vos travaux se profiler l’idée que la lecture enfantine est un lieu d’apprentissage critique. Vous le définissez en des termes parfois moraux, parfois plus politiques; dans tous les cas, la lecture est un apprentissage. En quoi la littérature est-elle non seulement une initiation au vivre-ensemble, mais une initiation critique au vivre-ensemble?

Que la lecture soit, ou plutôt puisse être, pour un enfant, une source d’apprentissage ne fait pas, pour moi, le moindre doute. S’agit-il pour autant d’un apprentissage critique? La question de l’esprit critique, l’idée selon laquelle l’esprit critique se transmet de façon active, par un enseignement explicite et pressant, me laisse perplexe. J’ai plutôt tendance à m’insurger contre ce qui m’apparaît comme une obsession de notre époque, obsession qui, en France du moins, oscille entre l’obsession de la lutte contre le néolibéralisme (qui, il est vrai, semble avoir très envie que les enfants se passent des «humanités», d’autant que ses élites s’en passent très bien, ce qui n’était pas le cas des élites sociales du capitalisme de ma génération: la formation par les lettres était encore tout à fait centrale) et l’obsession de la lutte contre la montée des intégrismes religieux. En France, dans le désarroi très grand qui, me semble-t-il, habite une partie de l’institution scolaire, on croit (à nouveau?) dans le modèle des Lumières…

Personnellement, je suis très sceptique: l’esprit critique, selon moi, ne s’enseigne pas de façon directe, à coup de «contenus» supposés critiques; il accompagne naturellement, si je puis dire, des apprentissages réussis, qui respectent d’abord le droit qu’a l’enfant à grandir dans une marge confortable d’irresponsabilité. C’est en ne le chargeant pas de la responsabilité du monde de façon prématurée qu’on lui donne l’espace pour la prendre, cette responsabilité, en exerçant peu à peu son esprit critique, dont les objets, dont les jugements, seront fatalement en partie inattendus. De même que les enfants n’ont pas à devenir les parents de leurs parents, n’ont pas à grandir prématurément (en tout cas, si possible: il y a des situations, hélas, où ils ne peuvent pas faire autrement); de même qu’on doit veiller à leur insouciance à l’abri de laquelle ils sont libres d’associer, d’imaginer, de jouer; de même, on ne doit pas les formater à l’avance dans l’espoir qu’ils deviennent les sujets moraux sur lesquels nous comptons pour qu’ils critiquent le monde comme nous pensons que ce monde doit être critiqué, notamment en leur apprenant de façon précoce tout ce que le passé contient d’ignominie (comme dans Les derniers géants).

De fait, m’inquiète un peu votre formulation: «une initiation critique au vivre-ensemble». Vous avez raison de souligner que je parle de la lecture des enfants de façon morale, et que j’invoque le vivre-ensemble. Mais je pense surtout à la position des adultes dans leur partage des textes avec des enfants: la position éthique du sujet de l’énonciation (dans laquelle je comprends l’image dans les livres illustrés) des textes eux-mêmes, d’un côté; la position éthique de celui qui transmet, partage le texte avec des enfants, parent, enseignant, éducateur, de l’autre… Ma morale, c’est de dire justement: il faut que le texte laisse l’enfant libre de bouger. Je suis en somme hostile à la lecture du soupçon. Quant à la «lecture naïve», elle me convient, pourvu que le texte n’aspire pas totalement l’enfant – je le répète, pourvu qu’elle lui donne de l’espace pour imaginer et se déplacer.

Avec mon mari, nous avons lu des livres à haute voix à nos deux fils ensemble. Ils ont quatre ans et demi de différence, nous avons fait cela pendant cinq-six ans, je pense. Nous avons beaucoup lu la série des Six compagnons de Paul-Jacques Bonzon. C’est une structure policière très bien construite, les personnages d’enfants sont bien différenciés et tous attachants, il y a un chien, l’idéologie nous convenait, et c’est très bien écrit. Chaque fois que nous arrêtions la lecture qui devait reprendre le lendemain, nous discutions de ce qui s’était passé, des lieux, des temps, des personnages, des signes, et nous faisions des hypothèses sur le coupable, sur comment le mystère allait s’éclaircir, l’enquête se dénouer. S’agit-il d’«une initiation critique au vivre-ensemble»? Je ne crois pas. Il s’agit d’agilité mentale rendue possible par le plaisir «naïf» pris à l’histoire, et cette agilité mentale partagée ouvre l’espace d’un développement possible de l’esprit critique. Inutile de vous dire que l’essentiel, là, c’est de ne pas écraser l’enfant de la supériorité des opérations cognitives de l’adulte, qui bien évidemment va plus vite que l’enfant: il faut qu’il laisse tout ouvert, qu’il ne se moque jamais d’une hypothèse faite par l’enfant sauf s’il sait le faire rire de lui-même, c’est-à-dire si cela passe par de l’humour partagé, pas par de l’ironie.

La liberté ne s’apprend pas: on la guide en lui donnant de l’espace, et un espace investi. Ni message inculqué ni indifférence. La lecture naïve partagée, c’est-à-dire suscitant des questions greffées sur le plaisir pris à la fiction, n’est plus «naïve»: elle agrandit l’imagination, les connexions, elle assure les catégorisations (lieux, temps, signes, valeur; ce qui est possible, ce qui est impossible, etc.). C’est ainsi selon moi que l’individu-enfant peut se construire comme sujet.

Alors, oui, ma perspective, qui a quelque chose d’hédoniste si l’on veut, rejoint une préoccupation morale et politique. Comme je me prononce pour la démocratie (ce qui ne signifie pas que je la trouve jamais réalisée: je me prononce pour le projet démocratique, pour le vivre-ensemble en démocratie, qui suppose une conflictualité, des luttes), je pense que le partage littéraire que j’appelle transitionnel est celui qui, ni naïf au sens où on reste capturé par le texte, ni critique au sens du soupçon ou du désespoir qui désaffilie, dégage les conditions de possibilité optimales d’une subjectivation favorable à la liberté démocratique: respect de soi comme individu conjoint au respect de la justice à l’égard des autres, respect des obligations à l’égard d’autrui.

« La liberté ne s’apprend pas», dites-vous. Voilà qui me semble très proche du Maître ignorant de Rancière! Cela me mène à vous interroger un peu sur la lecture des jeunes qui ne sont plus tout petits. Car si vous avez parlé fort bien de la lecture à voix haute comme d’une scène transitionnelle, on peut aussi parler de la lecture partagée à l’école, de la joie de l’interprétation en groupe. L’explication de texte «libre» est aussi un geste très ranciérien, car c’est en quelque sorte le livre qui remplace le maître.

C’est vrai que j’aime beaucoup Le maître ignorant de Rancière, que je le sens un peu comme un cousin – un cousin rencontré assez tard, du reste. Mais ce cousin n’est ignorant que parce qu’il a pour répondant un élève qui doit apprendre, apprendre pour connaître, pour savoir. Le livre qui remplace le maître est un livre qui enseigne. Il y a, chez Rancière, une priorité accordée au logos, priorité que je ne partage pas. Il me semble par ailleurs que tout ce dont j’ai parlé à propos de la lecture à voix haute est transposable au cadre scolaire: du reste, j’ai commencé par évoquer le silence attentif de ces classes auxquelles on lit des contes… Cependant, c’est vrai, la lecture partagée en classe pose des problèmes spécifiques. Le premier, c’est qu’un texte lu en classe expose ses lecteurs les uns aux autres. Supposons, dans un texte, une scène d’amour: si vous êtes seul·e avec le livre, vous ne ressentez pas la même chose que si vous êtes dans une classe. Seul·e, vous vous débrouillez avec vous-même: si vous tremblez, personne ne le verra; si c’est trop, vous sauterez des lignes, vous fermerez le livre, etc. En classe, vous allez écouter les autres en parler, vous allez vous-même en parler: ceci risque toujours de trahir quelque chose de vous qui va susciter des réactions pas toutes heureuses. C’est là que la figure du maître ignorant est tout à fait insuffisante. Un «maître», selon moi, c’est quelqu’un qui doit savoir allier vigilance et discrétion. Il doit ne rien imposer, mais guider très activement les échanges afin que personne, dans la classe, ne soit mis en difficulté. Il faut respecter la métaphore: la possibilité que le texte se mette à métaphoriser les vies plutôt que débusquer quelque chose crûment, platement. Les réactions des uns et des autres peuvent être crues, ou pétrifiées, etc. Le maître doit réussir à répondre à tous pour rapprocher les points de vue, non pour obtenir un consensus, mais pour introduire des médiations – et les médiations d’un métalangage peuvent être utiles; il doit en quelque sorte arrondir les angles de la mise en contact parfois brutale des affects des uns et des autres, mais aiguiser les questions afin que les élèves s’intéressent en commun aux obscurités ou aux difficultés du texte qui ont pu faire surgir les affects et opinions divergents… Il ne faut pas qu’à l’occasion d’une lecture, un élève ait été gravement atteint dans une zone trop blessée de sa vie, ait été dénudé, ait tenté de dénuder les autres…

Mais il y a un second problème, qui n’est pas sans rapport avec le précédent. Un texte lu en classe, c’est un texte auquel aucun élève ne peut se soustraire. Donc, le maître ne doit pas être ignorant au point de ne pas faire très attention dans son choix du texte qu’on lira en classe. Alors surgit le spectre de la censure – et même, du trigger warning. Je suis hostile au trigger warning, parce qu’il décide à l’avance du sens d’un texte et qu’il réduit ce sens à son contenu. Il faut faire confiance aux processus : le trigger warning fige le sens. Mais il y a des textes qui ont aussi des effets de figement, de sidération: il vaut mieux les éviter, selon moi. Pas parce qu’il y serait question de viol, ou de violence raciale, par exemple: tout dépend de la façon dont le texte aborde ces questions, ces situations, ces expériences au lecteur, de la façon dont un maître obligeant peut les relancer à travers son dispositif esthétique. Un maître doit choisir un texte en fonction de la possibilité de bouger que ce texte ouvre aux élèves, ensemble, dans ce cadre public très délicat de la classe – et de la possibilité qu’il offre au maître (qui, en un sens, est seul juge de cette disponibilité, puisqu’elle va dépendre aussi de sa propre sensibilité, compétence, expérience) d’aider les élèves à entrer dans un processus de détachement investi, si je puis dire: investi car intense esthétiquement, cognitivement parlant, donc bon support de parole; et donc, par la parole, bon tremplin pour un détachement – ou plutôt un desserrement des contraintes intérieures. Je ne viserais pas un détachement, au sens de l’indifférence, de l’ironie, du soupçon. Mais de la mobilité: ne plus coller à ses terreurs, ses jouissances, ses pulsions…

Si les enfants prennent les fictions au sérieux, je remarque aussi qu’ils adorent les ouvrages documentaires, avec leurs images si détaillées de dinosaures et d’animaux, et que le fatras esthétique que constitue leur lecture sera un lieu de jouissance par les identifications qu’elle provoque, les «liens transitionnels [que les livres] tissent pour [eux]» – je vous cite. Vous le dites, la lecture permet à l’enfant de se détacher (de lui-même, des autres) en investissant le livre comme un doudou.

Les ouvrages documentaires organisent des identifications, mais cela me semble souvent très problématique: il faut vraiment que ces ouvrages soient du côté du savoir plutôt que du mythe! Il faut que leurs auteurs soient conscients de la rapide fascination que les enfants éprouvent pour le monde animal, son inquiétante étrangeté. Notamment, l’anthropomorphisme guette toujours, et il induit de drôles de choses. Je me souviens d’un documentaire que mes fils regardaient à la télé, c’était une émission hebdomadaire qu’ils avaient réussi à me convaincre de les laisser regarder. Là-dessus, en passant, je vois un combat de phoques, le combat des mâles pour les femelles. C’était d’une incroyable violence. J’étais en colère: voici des enfants, installés sur un canapé, et à qui on fait croire qu’ils voient un spectacle naturel («c’est la nature», m’a dit mon fils aîné, qui devait avoir treize ou quatorze ans – à quoi je lui ai répondu que des phoques se battant dans un cadre de télé pour être regardés par des enfants sur un canapé, ce n’était pas naturel du tout). Je ne sais pas s’ils ont tout compris, je sais seulement que j’ai commencé à me méfier des animaux, de l’idéologie sous-jacente à ces documentaires: chaque espèce protège ses petits, agresse une espèce voisine pour les nourrir, a des amis et des ennemis – c’est du Carl Schmitt… Franchement, les documentaires sont souvent des supports à mythes plus que douteux. Je préfère les fables…

Mais il y a aussi une part moins optimiste en moi qui se demande si ce n’est pas accorder de grandes vertus aux livres, tout particulièrement à une époque où, comme vous le remarquez dans vos ouvrages, d’autres activités immersives (celles offertes par les écrans) offrent une rude concurrence à Conan Doyle!

Certains ouvrages documentaires sont très «immersifs» au sens où on colle à ce qu’on voit. Car regardez le problème: quelles questions peut-on poser à propos d’un combat de phoques? Aucune question qui aide l’enfant à élaborer de la complexité. «Pourquoi ils se battent?» Qu’est-ce que vous allez répondre? Est-ce que je sais, moi, pourquoi ils se battent, au sens du «pourquoi» humain? Je connais la réponse des zoologues, des sociologues des sociétés animales, etc. Mais ce sont des réponses qui ferment la question, la question d’un enfant… D’un enfant à qui on ne peut pas expliquer de façon crédible (ou alors, cela a un coût moral inaperçu: la dyspathie) qu’un animal n’a presque aucun rapport avec l’humain – si c’était vrai, pourquoi dirait-on «ils se battent»? C’est du langage humain qui traduit les actions des animaux… On ne dit pas de deux pierres qui s’entrechoquent qu’elles se battent. Bref, les apories sont considérables. Montrer aux enfants le monde des animaux en s’abritant derrière la science est une immense hypocrisie, une paresse intellectuelle et éthique énorme.

Il faudrait peut-être déplacer votre remarque finale, afin de ne pas être totalement désespéré: il y a des livres qui figent tout, eux aussi. L’effet hypnotique qui capture sans induire questions et mouvements, c’est un effet que des livres peuvent faire. A contrario, les écrans peuvent certainement eux aussi produire un effet complexe: il faut que l’école joue son rôle, que les parents, les profs sachent choisir, et interdire. Il faut chercher, trouver les films, les dispositifs transmis par les écrans, qui soient de bons dispositifs, et les partager, et se battre pour que la création suive: il faut que l’adulte soit aux côtés des enfants lorsqu’ils regardent un écran, qu’il interrompe, parle, discute… De là, on peut élargir: au début de notre entretien, je mentionnais les jeux. Je ne crois pas qu’il faille fétichiser le livre. C’est plutôt la lecture qu’il faudrait fétichiser: un certain type d’activité, de plaisir et de partage, face au monde. On peut lire une forêt, on peut lire la ville. On peut aussi converser sans relâche (ce qui signifie savoir se taire aussi!). Le livre est important à condition qu’on sache en tirer, même pour ceux qui n’aiment pas lire, liront peu ou pas du tout, un modèle de partage, modèle qu’on peut transposer dans d’autres types d’activité avec ces enfants, ces personnes qui n’aiment pas lire.

Julien Lefort-Favreau est membre du comité de rédaction de Liberté.

N° 327: Le temps des enfants

Vous avez apprécié?

Découvrez ce texte ainsi que plusieurs autres dans le numéro 327 de la revue Liberté, disponible en format papier ou numérique, en librairie, en kiosque ou via notre site web.

Mais pour ne rien manquer, le mieux, c’est encore de s’abonner!