Le temps des enfants

Venir au monde sans y mettre les pieds

La superprotection des enfants peut-elle mener à une atrophie de l’imaginaire?

À l’automne 1999, je partais vivre dans une banlieue riche de New York pour travailler comme jeune fille au pair. J’allais m’occuper de deux enfants vivant dans un confort et un privilège qui m’étaient jusque-là inimaginables. À ce moment, dans la municipalité où la famille demeurait, il fallait s’enfermer dans la maison deux soirs par semaine pendant que des avions pulvérisaient des pesticides contre les moustiques. C’était pour éviter aux habitants, et surtout à leurs enfants, une piqûre qui aurait pu leur causer une encéphalite. C’était aussi le début de la sensibilisation à la maladie de Lyme, transmise par les tiques. On évitait les espaces gazonnés et les parcs à jeux. Il fallait donc organiser des playdates dans une cour privée pour réunir quelques enfants sous la supervision de leurs «filles au pair» respectives. La maison se trouvait à moins de cinq minutes de marche de la bande littorale de Long Island Sound, mais il n’était pas question d’aller jouer près de l’eau: trop dangereux. En boucle, aux nouvelles locales, on parlait de ces enfants volés à même leurs poussettes et utilisés pour un trafic illégal d’organes. C’était aussi l’année de la fusillade à l’école secondaire Columbine (avril 1999) et il n’était pas rare de voir des policiers patrouiller autour de la French American School de New York. J’avais dix-neuf ans, j’apprenais à devenir une adulte. J’étais stupéfaite en réalisant à quel point le monde était devenu dangereux pour les enfants. C’était loin des escapades en Big Wheel dans le fond de ma ruelle et du pitchage en bas du pédalo au milieu du lac à Sainte-Émélie-de-l’Énergie.

Free Range Kids

Dix ans plus tard, toujours à New York, la journaliste Lenore Skenazy publie un article intitulé «Why I Let My 9-Year-Old Ride the Subway Alone» dans The New York Sun. Le récit devient rapidement une histoire d’intérêt national. Le geste de Skenazy est jugé scandaleux et la journaliste se voit décerner le titre de «America’s Worst Mom» par Jane E. Brody du New York Times. Plutôt que de se repentir et de demander l’absolution, Skenazy lance un blogue intitulé Free Range Kids. L’année suivante, elle publie un livre du même titre et fait naître un mouvement, un mode de parentalité, celui du Free Range Parenting. Celui-ci consiste à encourager les enfants à fonctionner de manière indépendante en les exposant à des risques raisonnables et en limitant la supervision des parents. Première tâche: déboulonner les mythes incarnés par le «parent hélicoptère». L’expression désigne le type de parent qui semble se tenir au-dessus de son enfant en permanence afin de prévenir les risques de blessures, de rencontres fortuites et d’échecs, quels qu’ils soient. Il existe aussi dorénavant le snowplow parent : celui-là retire carrément tous les éléments qui entravent le chemin de l’enfant, et cela, jusqu’à l’université.

Au Québec, nous avons hérité de la montée de l’impératif de surprotection. Nous n’avons pas hésité à adopter l’expression anglophone «babyproof» pour désigner un lieu dans lequel tout a été pensé pour qu’un jeune enfant ne puisse en aucun cas se blesser, par exemple. L’ennui, c’est que ce contrôle de l’environnement se poursuit aussi plus tard. Nous nous souviendrons de cette année où plusieurs villes et municipalités du Québec ont cru sage de reporter la fête de la peur en confondant la sécurité avec le confort. Notre #Halloweengate québécois pourrait s’ajouter à la liste des dérapages entourant cette fête, énumérés dans l’ouvrage Free Range Kids. Dans un chapitre portant sur l’Halloween, l’autrice y dépoussière les légendes urbaines de bonbons empoisonnés et de lames de rasoir dans les pommes. Elle y critique la prévention excessive reliée à des dangers plus imaginaires que réels, comme ceux que l’on court en circulant le soir revêtu d’un déguisement foncé (une sorcière en blanc?) ou en portant un masque ou un maquillage prononcé pour sonner chez ses voisins. «Un fan de Star Wars, dépourvu de son masque et de son sabre laser, sans l’ombre d’un fard blanc sur le visage, avait fini par ressembler à un moine bénédictin», déplorait chez nous Sylvia Galipeau dans La Presse, en 2018. L’année dernière, un de mes voisins distribuait des carottes et, quelques portes plus loin, un autre donnait des brosses à dents, n’hésitant pas à sensibiliser au passage les petits Superman aux effets néfastes du sucre sur la santé (ce qui n’est pas faux, mais là n’est pas la question). Il faut voir ici comment une fête pour enfants devient un espace de contrôle, de surprotection et de moralisation. «Alors maintenant, nous avons une fête où les costumes sont trop dangereux pour être portés, où les bonbons sont trop dangereux pour être mangés, où il est trop dangereux de sculpter une citrouille et où le voisinage est trop dangereux pour être exploré», écrit justement Skenazy. Le mantra actuel, selon l’autrice, est le suivant: «Nous ne sommes jamais trop en sécurité.» Or, c’est faux, et elle le démontre en s’appuyant sur plusieurs études qui concluent qu’en réalité, trop de sécurité met en péril l’équilibre psychologique des enfants et les expose à davantage de risques dans l’avenir.

La croyance dominante, raconte Skenazy, est qu’un enfant qui s’aventure seul, hors de son domicile, est davantage en danger que lorsqu’il se trouve dans un endroit clos, avec des gens que l’on considère de confiance. D’ailleurs, on ordonne souvent aux enfants de ne pas parler aux étrangers. Malgré la forte médiatisation de certaines histoires tragiques, comme celle de l’enlèvement de Cédrika Provencher, qui a profondément attristé le Québec, le danger n’est généralement pas dehors. Il faut aller du côté des statistiques pour voir combien cette peur, confondue avec l’instinct, est irrationnelle. «Les enfants plus petits sont plus vulnérables à la maltraitance que les enfants plus vieux puisqu’ils sont moins exposés au regard extérieur», dit d’entrée de jeu le rapport sur la maltraitance infantile de la Fondation Lucie et André Chagnon. Les deux tiers des agressions sexuelles sont commises dans des résidences privées, nous rappelle la Sécurité publique, et la même proportion vise des enfants de moins de dix-huit ans. Et 80% des victimes connaissent leurs agresseurs, peut-on lire sur le site web du Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel. Ces chiffres circulent depuis un bon moment déjà et disent tous la même chose: les enfants risquent davantage de subir de la maltraitance dans leur propre maison ou dans des situations où la confiance est établie. L’équation entre l’étranger et le danger est non seulement erronée, mais elle crée un rapport au monde dans lequel la différence a bien du mal à s’épanouir. Ayant subi des agressions sexuelles dans ma propre maison, dans ma propre chambre, avec une personne dite de confiance, il m’est impossible d’adhérer à cette équation. Je la perçois comme un support pour les fonctionnements sociaux incestueux, justement, mais aussi pour l’intolérance, les deux aspects allant souvent de pair. «Voir la différence comme un synonyme de danger est un aspect de notre évolution sociale qui peut et qui devrait être changé», écrit la poète Sonya Renee Taylor.

Je me souviens de cette peur qui me rongeait l’estomac lorsque j’ai reconduit mes enfants à l’école alternative pour la première fois. Il n’y avait ni cloche ni porte verrouillée: les parents circulaient dans l’école librement toute la journée. Ayant fréquenté des écoles «normales» où les parents doivent s’identifier pour récupérer leur enfant à la fin de la journée, ce matin-là, il m’était étrange de ne pas voir des portes se refermer m’indiquant que l’étranger serait tenu à l’écart. Il me fallait trouver la paix ailleurs, quelque part dans mon for intérieur, et faire confiance à mes enfants, aux autres et… au monde! Aujourd’hui, j’en suis convaincue, une école ouverte au monde n’est pas moins sécuritaire qu’une école dont la serrure est fermée à double tour. Les gens se connaissent et une sorte d’autorégulation se met en place: tout le monde est exposé au regard extérieur. Pourtant, mené·es par la peur, nous continuons de cloisonner le monde autour de ceux et celles qui formeront celui de demain, leur laissant peu d’occasions de faire l’apprentissage de la résilience, de la débrouillardise, de l’esprit d’aventure, lesquels se cultivent lorsque l’enfant peut découvrir les limites de sa propre maison, c’est-à-dire de son corps. Plutôt que de s’appuyer sur quatre murs, l’enfant qui connaît ses limites entre en relation avec les autres enraciné dans ses propres souliers. Il expérimente le monde à partir de son ressenti. L’étranger y devient un monde à découvrir, plutôt qu’un danger à éviter, et le statut de «personne de confiance» n’est pas immuable, donné. Pour ce qui est de la véritable menace: «le corps ne ment jamais», disait Alice Miller, mais encore faut-il avoir appris à l’écouter, à comprendre son langage. Pour en arriver là, les études convergent toutes: l’enfant doit être exposé au risque.

Pattie O’Green est autrice, sémioticienne de l’art (PhD) et horticultrice spécialisée en foresterie urbaine (DEP, ASP). Elle a collaboré à divers ouvrages collectifs, réalisé plusieurs fanzines et publié le livre Mettre la hache aux Éditions du remue-ménage en 2015.

N° 327: Le temps des enfants

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