Hommage

Pierre Vadeboncœur

Un homme en appétit du monde

Pour les 100 ans de l’anniversaire de naissance de l’écrivain, complice et ancien chroniqueur de Liberté, nous avons demandé à son plus jeune ami d’écrire sur celui qu’il admirait pour la générosité et la puissance de son écriture.

Je croyais bien que Pierre Vadeboncœur connaîtrait son centenaire. Né en 1920, il l’aurait célébré cette année. Je le croyais dans la mesure où, assez curieusement, je n’ai jamais pensé que cet homme-là pouvait mourir. Évidemment, je n’ignore pas que la mort est notre horizon commun. Mais à son sujet, je dois le dire, je n’y pensais jamais. Cette idée se refusait tout simplement à moi. Cela s’explique en partie par le fait que cet hypocondriaque n’avait cessé de me répéter que, dans sa famille, on vivait très vieux, à peu près centenaire justement. Mais cette confiance irréfléchie envers la persistance de sa vie, cette idée que sa durée serait quasi illimitée, cela tenait surtout, quand j’y songe, au fait d’avoir beaucoup fréquenté son œuvre. Car à travers les différents thèmes qu’elle aborde, cette œuvre affirme partout, comme un principe ontologique, un sens de la durée. Cela se traduit dans ses considérations aussi bien esthétiques, politiques que philosophiques. Au point où, je le comprends maintenant, je m’étais volontiers pris à confondre ce fondement de son œuvre avec la durée même de celui qui l’avait érigée.

Dans les dernières heures de sa vie, j’étais allé le voir à l’hôpital. Je savais très bien, le voyant, qu’il n’en avait plus pour longtemps. Mais à l’annonce de sa mort, j’ai néanmoins été sonné, comme si cela ne pouvait pas lui arriver, malgré toutes les évidences qui me prévenaient du contraire.

On m’avait demandé, dans les jours suivant son décès, d’écrire un texte à son sujet, au prétexte je suppose que j’étais le plus jeune de ses amis. Je m’étais exécuté, tant bien que mal, la mort dans l’âme. Des souvenirs plus que des idées me revenaient alors en tête. J’entendais en moi son rire moqueur, que je me suis toujours imaginé être celui que devait avoir Voltaire à la bouche quand le sculpteur Jean-Antoine Houdon le représentait avec ce léger sourire. Sur mon répondeur, j’ai conservé longtemps deux messages que Vadeboncœur m’avait laissés, coup sur coup, quelques jours à peine avant d’entrer à l’hôpital. Dans ces messages, il me faisait quelques commentaires, comme à son habitude, sur un texte que je venais de publier. Mais, s’agissant d’écrire sur lui, je n’arrivais pas à aligner mes idées, tant mes pensées étaient plombées par la tristesse autant que par la surprise que m’avait causées de le voir, du jour au lendemain, ainsi avalé par la nuit qui nous guette.

Voici qu’on me demande aujourd’hui de nouveau un texte sur lui, à l’occasion cette fois de la célébration du centenaire de sa naissance. Je me rends compte que, même si le temps passe, il est difficile, voire impossible d’échapper à l’emprise qu’une disparition pareille garde sur sa propre vie. À mesure que l’on vieillit soi-même, dit-on, le cumul des absences de ceux qui vous ont marqué et que vous avez aimés constitue une présence qui se tisse curieusement aux fibres mêmes de l’existence. Vadeboncœur est en tout cas de ceux qui continuent de me parler et de me suivre, au-delà de son absence.

Vadeboncœur avançait dans la vie à sa façon. Il doutait mais ne désespérait jamais tout à fait du monde, convaincu qu’il était possible d’élargir notre humanité. Il se tenait seul, en équilibre, sur la ligne du risque, pour reprendre le titre de son premier livre, le plus célèbre, une expression reprise depuis au Québec, notamment pour baptiser au moins deux collections d’essais chez des éditeurs. Son exemple a été pour moi, je dois le dire, très important.

L’homme que j’ai connu était en appétit du monde, ouvert aux découvertes, ne se fermant d’emblée à rien, avançant en littérature en particulier et dans les arts en général avec un aplomb rare, faisant confiance à son jugement très sûr, prenant volontiers des chemins peu fréquentés, comme il le faisait aussi, par ailleurs, du côté de la politique, de la sociologie, de la philosophie. Il parlait de ce qui le touchait, en essayiste curieux, en polémiste redoutable, en critique toujours capable de disséquer finement les choses, pesant et repesant le pour et le contre d’une idée avant de trancher sans hésiter, de prendre position, sans jamais qu’il ne lui semble bon de dissimuler ses partis pris. Il écrivait loin du roman, un genre qui, par nature, ne lui convenait pas, préférant se consacrer tout entier à l’essai.

Pierre Vadeboncœur avait, à l’écrit, un ton quelque peu solennel. Jacques Ferron a dit de lui qu’il avait un style gaullien. Ce n’est pas faux, bien que les exemples littéraires auxquels il se soit nourri se trouvent plutôt du côté de saint Augustin, de Paul Valéry ou du rythme lancinant de la prose d’un Charles Péguy. Autrement dit, il avait un style d’un grand classicisme, mais qu’il avait forgé à sa main, jusqu’à s’en faire une arme unique. Et ce style, il est vrai, en imposait. Sa plume avait du poids. Elle en a encore.

Sa maîtrise de la langue était totale. Il n’avait de cesse de polir son travail, comme en font foi quelques-uns de ses derniers tapuscrits que j’ai pu lire, non sans sourire. Il se corrigeait à la virgule près, jusqu’à une évidente obsession qu’il observait lui-même en riant. Il se disait de plus en plus fasciné, à mesure qu’il vieillissait, par l’idée d’en arriver à l’expression d’une pensée la plus juste possible. À cette fin, Vadeboncœur modulait finement les choses, avec des inflexions propres à sa manière bien à lui de remettre en considération une question, quelle qu’elle soit, dans un déroulé prenant qui n’était pas sans faire songer à une sorte de spirale où l’objet de sa réflexion se trouvait enserré de plus en plus près, comme une proie soumise à l’irrésistible puissance d’anneaux concentriques, peu importe qu’il parlât d’amour, un thème qui lui était cher, d’art ou de politique. Chaque phrase de Vadeboncœur relance ses idées dans un maelstrom qui en vient à absorber le lecteur tout entier. François Ricard écrivait, au début des années 1970, que chez Vadeboncœur «l’essentiel est partout». Ce n’est pas faux. En tout cas, sa prose n’est jamais tiède, on la sent toujours brûler.

Lisant Vadeboncœur, on peut vite savoir qu’un texte est de lui, quand bien même celui-ci ne serait pas dûment signé. Cela ressemble à lorsqu’on entre dans une galerie d’art et que l’on sait parfaitement, même en ne voyant les tableaux que de loin, qui en sont les auteurs, sans pourtant connaître ces œuvres en particulier. Chez Vadeboncœur, pour ainsi dire, chaque phrase porte en elle-même une signature. Ce n’est pas rien.

Il écrivait tous les jours, sans exception. Il était à sa table, à son affaire. Parfois, il me disait être sur le chemin d’un livre. Trois semaines plus tard, alors que je le questionnais à ce sujet, il m’avouait avoir abandonné le filon pour se lancer plutôt dans un autre. L’écriture était son aventure. Il creusait sa voie. Un écrivain, me disait-il simplement, ça écrit. La langue était son premier port d’attache culturel, une sorte de culte. Pas de culture sans culte, aurait-on pu croire à le lire. La culture, chez lui, est toujours une puissance, même lorsqu’elle se tient toute fragile dans un des dessins d’enfant auxquels il s’est employé plus d’une fois à réfléchir. La culture s’avère chez Vadeboncœur un tiers, qui se trouve à la fois en chaque individu et hors de lui. Sous ce grand chapiteau, la langue française donnait un sens profond à son appartenance, à ses luttes, à ses perspectives sociales autant que politiques. En ce demi-pays qui fut le sien et qui reste le nôtre, il n’existe pas, je crois, d’autre exemple d’écrivain ayant su donner, dans un horizon aussi vaste et pendant si longtemps, une mesure et une constance pareilles. Je le dis sans rien exagérer, dans l’exacte mesure de ce qui me semble être d’une évidence incontestable.


Je viens de la campagne, d’un petit village où le nom de Pierre Vadeboncœur ne résonnait guère. Au sortir de l’adolescence, lorsque je suis parti étudier à Québec, j’étais lesté tout au plus, pour dire les choses en vitesse, de la lecture de quelques romanciers russes et d’essais disparates. C’est à Québec, chez un des nombreux bouquinistes que comptait encore la ville, que je suis tombé par hasard sur un numéro jauni de Cité libre, la revue antiduplessiste fondée en 1950 par deux camarades, le journaliste Gérard Pelletier et le juriste Pierre Elliott Trudeau. Vadeboncœur et ce dernier étaient des amis d’enfance. Ils avaient grandi côte à côte. Il existe des photographies d’eux alors qu’ils ne sont que des gamins dans l’entre-deux-guerres. Les deux Pierre portent des culottes courtes, un peu longues selon la mode du temps, et des chaussettes de laine aux rebords roulés.

À l’âge adulte, Vadeboncœur et Trudeau entretiendront une petite correspondance qui filera, sans grande constance, jusqu’à ce que la mort les sépare. Cette correspondance, à la veille d’être publiée, est à plusieurs égards étonnante. Pour effacer une dette d’argent envers Trudeau, Vadeboncœur va par exemple traduire la portion des textes anglais qui composent Le fédéralisme et la société canadienne-française, le livre qui, à sa parution en 1967, donnera ses lettres de noblesse intellectuelle à Trudeau. Vadeboncœur détestait qu’on lui rappelle, même pour le taquiner, cette contribution formelle à l’expression de la pensée d’un tel adversaire politique. Mais malgré les oppositions fortes qui antagoniseront les deux hommes, il faut souligner que jamais ils ne verseront dans l’inimitié.

Quelque temps après la mort de Trudeau, tout en rappelant à quel point il avait pu lui-même s’opposer à ce vieil ami, Vadeboncœur ira jusqu’à prendre sa défense, dans les pages du Devoir, en jugeant que des critiques à l’égard de l’ancien premier ministre étaient injustes et infondées. J’avais trouvé ce souci du vrai à la fois élégant et touchant. L’homme était d’un naturel mesuré. Son jugement, en toute chose, semblait sûr. Je me répète peut-être. Mais c’est là quelque chose de fondamental. Il pouvait argumenter avec un très haut degré de rationalité. Et pourtant, je voyais sans cesse en lui un sens de l’élan qui le portait en avant, du moins par la pensée, de plusieurs mouvements d’émancipation sociaux et politiques qu’il accompagnait de ses réflexions, de ses analyses. Je peux dire qu’il y avait à la fois chez lui action et réflexion, dans une même coulée, sans opposition, ce qui à ce degré est plus que rare. Il faudrait relire son œuvre. Elle occupe un espace important dans ma bibliothèque. Je ne crois pas avoir tout lu. Est-ce possible d’ailleurs? Outre les livres, il faudrait considérer des milliers de textes, publiés dans des journaux ou des revues, sans parler des inédits. Il faudrait aussi se pencher sur sa correspondance, un véritable Himalaya de papiers créé au temps où le timbre et l’enveloppe régnaient encore. On trouve dans le Vadeboncœur épistolier un versant important de son œuvre, cependant moins bien connu, même si quelques-uns de ses échanges, avec Jean-Marc Piotte, Hélène Pelletier-Baillargeon, Jean-Pierre Issenhuth, André Major, Paul-Émile Roy, ont été publiés.

Je reviens à ce vieux numéro de Cité libre que je tiens entre mes mains au temps de mes études à Québec. Je dois avoir 19 ans. J’ouvre le numéro au hasard. Je tombe sur une phrase dont un fragment me pénètre alors sur-le-champ: «Notre jeunesse est bedonnante.» Soudain grandit en moi l’impression que quelqu’un, au-delà du présent, me parle d’une situation que je connais. Une phrase, c’est peu de chose. Et ce peut être aussi beaucoup. Il a suffi en tout cas de celle-là, à cette époque de ma vie, pour que je me mette à lire Pierre Vadeboncœur avec frénésie, le découvrant vite sur plusieurs plans différents, au fil des époques et des réseaux auxquels il a été lié. Si je l’ai lu avec passion, ce n’est pas parce que je souscrivais d’emblée à toutes ses idées, mais bien parce qu’il m’aidait à structurer les miennes en leur donnant des balises bien assurées, des points de référence.

Je m’étais abonné à Liberté pour le lire. Il y publiait, dans chaque livraison, des textes sur les arts, parfois à partir de considérations qui m’étonnaient. Qui d’autre que lui pour envisager, depuis le milieu de la nuit, ce halo de lumière projeté vers le ciel par les stations de ski des Laurentides comme quelque chose pouvant tenir de l’art? Il avait aussi parlé, je me souviens, de l’Arche de la Défense ou du volume de la Sainte-Chapelle de Paris de la même façon. Je découvrais, grâce à lui, que l’architecture et le paysage constituaient aussi des langages. Et puis, bien entendu, il parlait de peinture et de divers arts plastiques, sans affectation, dans une langue claire qui me semblait fort différente de celle des critiques d’art patentés.

Dans Nouvelles CSN, le journal que publiait le syndicat auquel il avait consacré une large partie de sa vie, il tenait aussi une colonne, parlant là de questions plus sociales, dans une écriture plus accessible peut-être. Je ne manquais pas de le lire.

J’ai fini un jour par lui envoyer un mot. Il m’a vite répondu. Chez lui, à notre première rencontre, nous étions passés au salon, où se trouvait un grand portrait de sa femme, Marie, sa lectrice la plus redoutable. Ce portrait était signé par Jean Dallaire, un des peintres qu’il appréciait le plus. En cet après-midi-là, alors que je revenais d’un travail aux archives, il avait ouvert une bouteille de vin blanc et, sitôt la chose faite, avait écarté les bras pour décréter, avec le petit rire narquois qui était le sien: «Maintenant, parlons!» La conversation s’est doucement engagée. Elle ne s’est jamais arrêtée.


Produit de la petite bourgeoisie d’Outremont, Vadeboncœur avait étudié en droit à l’Université de Montréal, tout en affirmant bien net, au jour où il fut reçu avocat, qu’il ne pratiquerait jamais ce métier, allant même jusqu’à lancer ses notes de cours à tout vent, dans une forme de défi à la vie, depuis les hauteurs du mont Royal. Mais Vadeboncœur pratiqua bel et bien, à sa façon, le métier d’avocat… À la Confédération des travailleurs catholiques du Canada, qui deviendra en 1960 la Confédération des syndicats nationaux, il usa de la loi pour faire reconnaître les droits des travailleurs. À l’occasion, il tira même quelques ouvriers d’un mauvais pas. Lors d’un défilé, me racontait-il, le maire Camillien Houde, en conflit ouvert avec le monde ouvrier dès lors que celui-ci ne mangeait pas dans sa main, avait reçu une volée d’œufs frais qui avait quelque peu affecté ses airs de majesté. Le responsable de ce méfait avait été arrêté sans ménagement et conduit au poste de police. Pierre Vadeboncœur et Michel Chartrand s’étaient empressés d’aller le défendre. À peine étaient-ils arrivés que le maire Houde, tonitruant comme à son habitude, avait franchi à son tour les portes en ordonnant aux policiers de lui présenter le type qui avait osé l’humilier. «Où est-il, MON prisonnier! Où est-il!» répétait-il. Dans des circonstances pareilles, c’est-à-dire lorsque le pouvoir politique se mêle à l’évidence de l’exercice de la justice, un avocat à l’esprit aiguisé comme Vadeboncœur ne pouvait qu’être très utile.

Vadeboncœur maudissait l’arbitraire dont les années Duplessis étaient coutumières et dont l’expression nationale n’était qu’une façade camouflant une profonde duperie. Ce fut pour lui une époque de lutte contre un obscurantisme dont il décelait, à la fin de sa vie, des traces anciennes qui revenaient vers nous de loin en loin. C’est à partir de ces années qu’il s’attachera à l’idée que le syndicalisme peut servir à améliorer la situation de la collectivité.

Vadeboncœur s’employa de son mieux en faveur du monde ouvrier. Ce fut son travail et son engagement jusqu’en 1975, moment où, avec l’accord de sa Marie, son amour de toujours, il s’arrêta pour se concentrer tout entier à l’écriture. Depuis l’adolescence, en fait, il n’avait jamais cessé d’écrire. À compter de cette retraite professionnelle volontairement prématurée, il le fit de plus belle.

Dans les pages du Quartier latin du début des années 1940, c’est-à-dire à une époque où ce journal étudiant ânonnait souvent les idées sociales et politiques étroites du maréchal Pétain, j’avais retrouvé des textes de Vadeboncœur où se dessinaient déjà ses préoccupations pour l’intériorité humaine, la joie, la foi, le sentiment prenant aussi d’une appartenance déterminante à la culture en tant que motif constituant de tout son être. Je fis des copies de ces textes de jeunesse et les lui offris. Il s’empressa de les jeter aux poubelles, de la même manière qu’il brûla plus tard beaucoup de ses manuscrits, surtout dans les dernières années de sa vie, ayant renoncé peut-être à certaines idées, mais jugeant surtout que l’expression de celles-ci n’était pas aboutie et ne méritait pas, par conséquent, de lui survivre.

Le vendredi 31 octobre 1969, la police débarque chez l’éditeur et journaliste Gérald Godin et la chanteuse Pauline Julien. Ils saisissent des livres qui leur semblent en lien avec l’émergence d’une pensée révolutionnaire québécoise que catalysent Pierre Vallières et Charles Gagnon. Selon le quotidien La Presse ont été saisis à ce moment des exemplaires du recueil Lettres et colères de Pierre Vadeboncœur et du périodique Parti pris, une revue à laquelle il va aussi collaborer. À cette époque, Vadeboncœur en appelle à l’autorité du peuple. Il parle de Cuba, de l’odieuse politique étrangère américaine en Amérique du Sud. Il parle de l’histoire des luttes ouvrières, auxquelles il est mêlé, avec son ami Michel Chartrand et d’autres, depuis la fin des années 1940. Il défend en toute chose un fort idéal socialiste. Très vite, il va manifester son appui à René Lévesque. Plus à Lévesque d’ailleurs, me semble-t-il, qu’au parti que celui-ci va fonder. En 1973, René Lévesque lui-même décrit ce «superbe écrivain» qu’est Vadeboncœur comme un maître qui mérite non seulement d’être lu mais étudié.

En 1970 paraît La dernière heure et la première, un court livre dans lequel Vadeboncœur explique, à grands traits, ses positions. Le livre se retrouve au faîte des palmarès de vente en librairie, une chose proprement inattendue pour un écrivain empreint d’un tel classicisme. Vadeboncœur va trouver dans diverses organisations et mouvements matière à susciter son engagement, sans que ce militantisme socio­politique ne le détourne jamais d’autres considérations, à son avis tout aussi essentielles, du côté des arts et de la littérature en particulier.

Dans ses livres, en revenant par exemple sur l’expérience de Paul-Émile Borduas, dont il apprécie le sens de la rupture, Vadeboncœur construit un nouvel univers de références où il s’emploie à situer un Québec dont il appelle la naissance. Il se met en opposition carrée, pour reprendre une des expressions de son ami Chartrand, avec le pouvoir conservateur exprimé par le régime de Duplessis et de ses curés. Il n’ignorait pas pour autant la nécessité pour une société de faire racine, de trouver en elle les motifs de se soutenir en vue de l’avenir. Cette société manque de verticalité, de hauteur, trouvait-il. Comme de raison, Vadeboncœur riait lorsqu’il entendait quelques nostalgiques de cette époque déclarer sottement, au nom de leur conservatisme dégoulinant, que l’univers duplessiste n’était pas aussi réactionnaire qu’il avait pu le décrire.


À la fin de sa vie, Vadeboncœur dénonçait toujours avec la même énergie les iniquités, l’impérialisme sous toutes ses formes, la dynamique de pouvoir imposée au monde par Washington. Il voyait d’un très mauvais œil ces jeunes loups aux dents longues, envoûtés par les idées d’une Margaret Thatcher, qui avaient entrepris, au nom d’une haine viscérale de l’État, de redorer à leur façon un nationalisme creux nappé d’une sauce à la Duplessis. Plusieurs de ses textes politiques des dernières années s’attachent à décrier le rôle social néfaste de ces néoconservateurs. Il avait à cet égard dans sa mire un Mario Dumont, son Action démocratique du Québec, tout ce qui se fermait là et qui lui semblait faux, néfaste, vain.

En privé, comme le laisse voir une partie de son immense correspondance désormais publiée, il se désespérait du devenir de l’idée d’indépendance pour le Québec. Il croyait que cet élan pourrait même disparaître, sans qu’on s’en rende trop compte, comme avait disparu, au milieu du XXe siècle, la place de la religion catholique dans cette même société.

Mon fils devait avoir à peu près trois ans. Vadeboncœur était venu chez moi ce jour-là pour discuter de tout et de rien, en marge de la parution d’un de ses livres. Fiston avait interrompu notre conversation au salon pour lui montrer une feuille d’autocollants prédécoupés en formes d’animaux. Et il avait jugé bon, devant l’enthousiasme de Vadeboncœur pour tant de couleurs, de lui offrir un bel âne, le lui collant tout de suite spontanément au milieu du front! Jamais l’association de cette image de l’âne avec un tel homme n’aurait pu me sembler moins appropriée… Mais Vadeboncœur avait ri de ce geste inattendu. Il en riait à s’en fendre les côtes. C’est ce jour-là, je crois, qu’il avait relevé en vitesse un coin de sa chemise pour me montrer à la dérobée la trace laissée par deux opérations à l’abdomen qui lui avaient, dans les années 1930, sauvé la vie. Ces opérations avaient été réalisées par le célèbre médecin communiste Norman Bethune. Dans ses notes biographiques, Vadeboncœur faisait volontiers mention de ce rapport à Bethune, lequel faisait figure d’étoile dans son ciel personnel, un peu comme pour Paul-Émile Borduas en fait, bien que de façon certainement moins marquée. L’écrivain était fier en tout cas de pouvoir se réclamer, de par les traces laissées à même sa peau, d’une filiation quasi spirituelle avec certaines des idées de justice sociale qu’avait incarnées Bethune en son temps, par exemple la nécessité d’offrir des soins de santé gratuits à tous. De telles idées lui apparaissaient toujours aussi généreuses que nécessaires. Cela n’était qu’une des nombreuses façons par lesquelles il manifestait une profonde affection pour un monde populaire dont il était résolument partie prenante.

Il y a quelque chose de ridicule et de mensonger tout à la fois dans la volonté de chercher au cœur des dernières paroles de quelqu’un le sens quasi mystique qui permettrait d’éclairer l’ensemble d’une vie, sous la forme d’un legs au caractère prophétique ou à tout le moins rétrospectif. Nul besoin de chercher à son extrémité de quoi expliquer une pensée qui n’a eu de cesse de s’activer et de s’expliquer, comme c’est le cas chez Pierre Vadeboncœur. Mais dans son dernier texte, rédigé deux jours avant son entrée à l’hôpital, Vadeboncœur a eu cette phrase qui le dit tout entier et qui nous encourage, en un certain sens, à remonter le fleuve de son œuvre: «L’homme est en contradiction avec la fatalité.»

Jean-François Nadeau est journaliste et historien.

N° 327: Le temps des enfants

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