La vérité de soi
La vie littéraire vient parfois interférer dans l’appréciation des œuvres. Il faut bien apprendre l’existence des nouveaux livres quelque part, et, sans fantasmer une rencontre idyllique entre un livre et son lecteur, constatons que l’activité médiatique autour de certains ouvrages provoque un niveau d’attente quelque peu anxiogène. Depuis qu’on ne parle plus vraiment de livres dans les médias traditionnels, ou alors fort mal, cette activité a maintenant lieu sur les internets, se logeant quelque part entre des photos de chats et une invitation à signer la pétition x, ce qu’en bon slacktiviste je m’empresse de faire. Pourquoi Bologne fait partie de ces romans dont tout le monde parle sur les réseaux sociaux. Malgré ces précautions périphériques, j’affirme sans hésiter que Pourquoi Bologne est un livre important, aussi intéressant que l’est Matamore no 29, et qui me semble présager une œuvre riche en surprises. Il s’agit ici, en quelque sorte, de redonner une souveraineté au texte, au-delà des effets possibles de brouillage médiatique. Notons qu’il n’est pas exclu que la persona publique de Farah fasse partie d’une vaste performance aux relents dadas qui viserait à infiltrer, comme le ferait un agent secret, l’espace médiatique. Laissons cette hypothèse de côté pour l’instant.
Pourquoi Bologne contient en lui une foule de livres. Certes, c’est le récit de science-fiction qui attire d’abord l’attention. Non sans rappeler le regretté Kurt Vonnegut, qui a fait des faux récits de science-fiction son genre de prédilection, Farah construit avec humour une narration à la temporalité écartelée entre 1962 et 2012. Se mêlent deux trames parallèles, où un professeur de l’Université McGill enquête sur des expérimentations psychiatriques menées par la cia. Ce récit n’évoque pas uniquement la sf, il révèle une autre filiation, peut-être inconnue de Farah, et qui permet de mieux comprendre ce qui se passe dans cet interstice temporel. En 2005, l’écrivain franco-américain Harry Mathews a publié Ma vie dans la cia aux éditions P.O.L, où il racontait avoir été pris pour un agent de la cia lors de son arrivée à Paris dans les années soixante-dix. La question dans cet excellent livre n’est pas de savoir si l’anecdote est vraie ou pas; l’écrivain, semble nous dire Mathews, ne raconte toujours que des choses autobiographiques, quand bien même elles seraient fausses. En somme, c’est réel parce que ça vient de soi. En effet, que le roman de Farah soit «authentiquement» autobiographique ou pas apparaît d’un intérêt fort secondaire, car l’auteur fait sa place dans une lignée de grands écrivains braconniers de réel, menteurs pudiques, tordeurs de faits avérés. Au chapitre des grands écrivains menteurs qui ne racontent que des choses vraies, Duras occupe une place de choix. Il m’a d’ailleurs toujours semblé qu’il s’agissait là du principal intérêt de son œuvre; on croit que Duras est cérébrale et mystique alors qu’elle me laisse plutôt l’impression d’être une très grande menteuse, fière de la taille des couleuvres qu’elle tente de faire avaler, de l’énormité de sa mégalomanie. Sur cette question, le très bel essai de Catherine Mavrikakis, Duras aruspice, est clair. Il faut suivre les écrivains, même quand ils délirent, sinon on dénie à la littérature le droit de tout dire.
Farah ne retient pas de Duras que le goût des vérités tronquées qui font le sel de la littérature. Pourquoi Bologne renferme un second récit assez poignant. Car sous la science-fiction un peu cabotine s’inscrit un roman familial douloureux. Telle la mère folle de L’amant qui offre sa fille au Chinois, la mère de Pourquoi Bologne vend son fils pour régler des dettes de jeu. Certes, il y a un côté rocambolesque à cette portion du livre, mais la folie destructrice de la mère dévoile la visée thérapeutique de la littérature. En effet, Pourquoi Bologne est un livre qui opère une jonction entre la littérature et la vie ou, plutôt, qui transforme la vie en forme artistique. Non seulement le livre vise-t-il une forme de réparation de l’enfance bafouée, de dévoilement de son chaos fondateur, mais il aspire également à ruser avec la maladie. Deleuze disait des écrivains qu’ils ont une petite santé. Cette petite santé, cette précarité, est chez Farah le lieu d’une puissance conférée à la littérature. Pourquoi Bologne est un grand livre sur la maladie, comme l’était déjà Matamore no 29, qui rendait hommage au poète et plasticien Thomas Braichet. Sous la suite d’énoncés parfois un peu absurdes qui constituent la trame du récit de Pourquoi Bologne se cache, bien plus qu’une volonté de produire un récit unifié, le désir de témoigner des angoisses sombres, de rendre compte de cette «tempête privée». Le «sombre» de Matamore nO 29 se poursuit, néanmoins ici, le dispositif s’affine.