Dans les tranchées de l’esprit
On serait tenté d’affirmer que Jean-Philippe Bergeron est un poète de la vie intérieure. Ses précédents ouvrages explorent, entre autres, les chemins étonnants de la psyché humaine et sont portés par une langue affûtée sous l’effet de l’intensité du détail. Après s’être brillamment penché sur la maladie dans Les planches anatomiques (2014), il creuse maintenant sa recherche, dans états et abîmes, en dressant une cartographie du souvenir: «je rêve / d’un globe terrestre / ne répertoriant / du monde / que les villes fantômes». Par le langage, le poète a le pouvoir de saccager les univers qui ne lui conviennent pas. Et si cette destruction le ramène à sa vie intérieure, c’est à condition que dans ce repli se joue le sort du monde.
Chez Bergeron, le paysage, tant il se déploie, est impossible à représenter en une seule image. Il s’étend sur les pages au moyen de vers très courts, donnant l’impression d’une liste dans laquelle s’accumulent les objets, les rues, les villes, qui évoquent des souvenirs précis, rendus au moyen de vives impressions. Les traces matérielles convoquées rappellent tantôt «une lutte ouvrière / gagnée / puis perdue»; une obsession «p[our] les maisons / de bord de mer; / le contenu / traumatique / des chambres; / la pointe de gaspé / effilée / jusqu’aux philippines» ou une fascination lointaine pour Pompéi. Chaque lieu devient un objet malléable sur lequel le poète a toutes les permissions: «sur la carte / postale / montrant / l’église du village / sa proximité / avec la mer / je trace / compulsivement / des cercles; / j’y embarre / les choses / belles».
Au cours de cette entreprise sélective de catalogage s’élabore une sorte d’état du monde à partir duquel la même logique (celle du rapiéçage de phénomènes historiques, de souvenirs personnels et d’impressions corporelles), cent fois reprise, conduit à accumuler les prises de recul et les associations pour former un portrait presque cubiste: un best of des pires et meilleurs coups des civilisations, dans lequel les savoirs se fondent dans les pensées et s’inscrivent, dans l’ordre du poème, à même le corps humain. Il en résulte un hybride mi-homme, mi-atlas, capable de reformater par sa parole l’idée d’un monde nouveau: «tandis qu’en moi / se prolonge / la partie égyptienne / du désert de libye; / je ne contrôle / plus rien / de l’envie / des lieux; / je les configure / comme paysages / mentaux / uniques; / […] je crois / d’abord / dériver les objets / qui m’observent / une fois leurs yeux / placés / partout / dans la vie fissurée».