Critique – Littérature

Par-delà la fin, refaire monde

En un peu plus d’un demi-siècle, il aura bien fallu avaler la pilule de la fin. La fin de l’Histoire proclamée par le philosophe russe Alexandre Kojève et à laquelle nous aurons cru, davantage qu’à une nécessité existentielle – l’importance de penser l’après et d’y transiter –, plutôt comme à une prophétie autoréalisatrice, qui trouve en nous ses serviteurs à l’instinct sadomasochiste le plus béat. Cette fin commande à toutes les autres, celle du modernisme, des utopies, du monde et peut-être même de l’humain en soi, de l’humain comme horizon éthique et ontologique. La fin de toute chose qui, ne cessant de s’ajourner, se délègue dans le champ du post-, ce compost stérile où la pensée fermente, ce post- aussi efficace que de l’écran solaire d’indice de protection 15 en plein midi à Cayo Largo.

La prolifération des scénarios apocalyptiques, en littérature comme au cinéma, et désormais en sciences humaines, semble entériner le poncif que l’humanité serait en train d’errer plus ou moins complaisamment, sans but, par-delà sa date de péremption – pourquoi se soucier de la destination, tant qu’on peut encore faire le plein? Plus qu’une crainte, la fin du monde semble s’être muée en un profond désir, dont la perversité se voit légitimée sous la tutelle de l’imaginaire. «Everyone is so desperate to fucking die», dit Patti, elle-même si pressée de se faire exploser, dans la série télévisée The Leftovers (d’après le roman du même titre de Tom Perrotta), lorsque la disparition soudaine de 2% de la population mondiale précipite ceux qui restent dans le sentiment indicible d’une apocalypse inaboutie. Et pourtant, les protagonistes vont devoir vivre dans cet épilogue de la fin du monde, faire le pari du deuil dans cette Amérique du Nord spécialiste des sourires que l’on étale comme du glacis sur les choses difficiles à admettre, y compris la mort.

C’est une idée de plus en plus couramment admise qu’un monde ne finit que pour en laisser advenir un autre, comme l’on admet volontiers que le libéralisme est la manifestation la plus réussie du diable – il convient pourtant de fermer les yeux sur les abonnements Uber et Amazon Prime. Même un lanceur d’alerte comme le collapsologue Pablo Servigne, après s’être égosillé à prêcher quasi exclusivement pour un auditoire converti, joue la carte de la positivité en suggérant une voie de sortie avec Une autre fin du monde est possible: Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre). Néologisme forgé par Pablo Servigne et Raphaël Stevens en 2015, la collapsologie est la science trans­disciplinaire qui se propose d’étudier ce qu’elle considère comme l’effondrement imminent de notre civilisation, ainsi que les stratégies qu’il serait possible d’échafauder pour y survivre – ou la vivre, comme le suggère le titre de la nouvelle parution. Si ce livre pointe vers l’inévitabilité du phénomène, il met l’accent sur la vacuité de la conjuration – l’impossible lutte contre la fin du monde –, en optant pour la voie dialectique, consistant à accepter de vivre l’effondrement afin de passer au monde d’après, c’est-à-dire de s’y rendre prêt; il y aura toujours un avenir, l’incertitude concerne ce dont cet avenir sera fait. En réalité, l’hypothèse de l’acceptation relève de la portée heuristique de l’apocalypse en tant que «dévoilement», comme l’indique l’étymologie grecque: la nécessité de se frayer et de baliser un chemin hors de la vision d’effondrement. Plus qu’une fin, l’apocalypse ouvre sur le recommencement, lorsqu’une société tournant à vide doit trouver le moyen de se régénérer, de s’adapter à sa nouvelle réalité, et donc de se re-collectiviser. C’est que le monde change, mais sans que l’humanité soit prête à négocier ce changement. Le revirement des collapsologues, du catastrophisme à la positivité, vient du constat que les habitudes individuelles et sociales liées au confort et au culte du progrès sont beaucoup trop ancrées pour que le cerveau humain soit en mesure d’envisager la fin du monde comme une réalité possible et imminente, et donc d’agir adéquatement face à cette menace – seules les personnes d’ores et déjà convaincues de cet effondrement, qu’elles vivent donc activement au quotidien, sont en mesure de le rationaliser et d’interagir avec lui. Quand bien même pleurerions-nous sur les incendies en Amazonie, nous ne changerions d’habitudes que si nos vies étaient réellement touchées par cette tragédie. Tout l’enjeu de la collapsologie est donc de nous alerter à propos de l’effondrement et d’impulser un changement d’attitude face à un événement auquel nous participons sans vraiment, sans encore en ressentir les conséquences au quotidien.

N° 326: 60 ans de luttes et d’idées

La suite de cet article est protégée

Vous pouvez lire ce texte en entier dans le numéro 326 de la revue Liberté, disponible en format papier ou numérique, en librairie, en kiosque ou via notre site web.

Mais pour ne rien manquer, le mieux, c’est encore de s’abonner!