Penser avec Buies
De retour de Paris où «il aurait [pris] des idées», comme le disait l’abbé Thomas-Étienne Hamel, Arthur Buies publie ses trois Lettres sur le Canada entre 1864 et 1867. Elles s’inscrivent dans la tradition philosophique des Lumières – Voltaire et Montesquieu ne sont jamais bien loin – et sont qualifiées par leur auteur de pamphlet.
Le terme ne saurait être mieux choisi. C’est en effet la verve du pamphlétaire qui se donne à lire ici, avec tout ce qu’elle peut porter de virulence, d’indignation, de critique envers une société apathique, dominée, corrompue et abêtie par le pouvoir clérical, incapable de reconnaître ses vrais héros – qu’il s’agisse des Patriotes de 1837-38 ou des membres de l’Institut canadien –, refusant de se doter d’institutions d’enseignement dignes de ce nom, préférant en somme le confort et l’indifférence à la liberté de pensée. En relisant ces trois lettres, je n’ai pu m’empêcher de faire des rapprochements, sans doute hâtifs et peu justifiés, entre l’époque de Buies et la nôtre. Au ressentiment de l’auteur envers le clergé qui aurait sciemment exercé sa «domination sur l’intelligence asservie» répondaient mes propres angoisses, mes propres malaises à l’égard des mirages politiciens, du cirque médiatique, du système d’éducation, qui ne semble avoir tiré aucune leçon des événements du Printemps 2012. Je faisais de Buies mon contemporain, sans aucune nuance, dans une sorte de joie puérile. Pas ou très peu de distance critique, nulle mise en perspective historique, de l’affect et de l’élan, des oppositions bien manichéennes, voilà ce qui semblait alors constituer ma méthode, ma lecture. En effet, les coïncidences entre les deux époques sont souvent troublantes. Buies fustige certes le clergé, ce qui résonne aujourd’hui comme une lutte dépassée. Mais c’est surtout au despotisme et à l’obscurantisme cultivés par les représentants du pouvoir clérical et politique qu’il s’en prend, aux «maximes de la théocratie», au culte de «l’obéissance passive» et de «la loyauté absolue envers l’autorité». A-t-il tort de s’emporter ainsi? Dépasse-t-il la juste mesure? Se permet-il des raccourcis historiques et idéologiques? Oui, sans aucun doute… En faisant de Buies mon contemporain, j’ai choisi d’adhérer à ses humeurs et à ses emportements, de l’extraire de son contexte immédiat et de procéder à une lecture volontairement anachronique, décalée, sur le mode du dialogue intime.
Revenons aux trois lettres. Que disent-elles de leur époque, de leurs contemporains? La première, rédigée en 1864, met en scène le Français Langevin, de passage à Québec. Il annonce à son correspondant, d’Hautefeuille, qu’il commentera les mœurs des Canadiens. Plus courte et moins emportée que les deux autres, cette lettre a même un petit côté «guide touristique». Langevin n’hésite pas à recourir aux bons vieux clichés sur l’abandon de la France et sur la résistance du «petit peuple» à la domination anglaise et termine par des descriptions émues des paysages canadiens: «Ici, tout est neuf; la nature a une puissance d’originalité que la main de l’homme ne saurait détruire.» L’épistolier avoue même être épuisé de décrire la splendeur et la vastitude du territoire. Le Nouveau Monde, aussi impressionnant soit-il, risque fort de ne pas tenir ses promesses. Il ne sera pas une source de renouveau et de recommencement, mais plutôt le lieu de l’inertie, de la stase.