Essai libre

Les arts décoratifs

Qu’il se dise expérimental ou engagé, l’art paraît condamné aujourd’hui à mettre en scène sa propre publicité. Laissés à eux-mêmes dans un espace socio-médiatique animé par une compétition de plus en plus féroce, les artistes ne seraient-ils plus que des décorateurs occupés à soigner leur image de marque?

Nous connaissions déjà les boat-people et les balseros. Certains de leurs enfants partageaient les mêmes joies et inquiétudes que nous, à l’école. Nous les retrouvions à la récréation ou sur l’heure du midi, devant les mêmes sandwichs au pain blanc et les mêmes desserts suremballés que nous, qu’ils trimballaient dans les mêmes sacs de plastique et les mêmes boîtes à lunch que nous. Le soir, nos parents (et les leurs) regardaient les nouvelles, où ils découvraient, ébahis, de nouvelles géographies: le Tchad et l’Éthiopie, où crevaient de faim des bébés au ventre énorme et aux yeux exorbités, couverts de mouches. Sur d’autres chaînes, des vedettes chantaient pour amasser des fonds qui seraient envoyés aux affamés, faisant mousser, au passage, leur propre notoriété. Ailleurs encore, des humains vivaient entourés d’androïdes, sous des ciels éternellement pluvieux; des hommes en habits noirs surplombaient ces mondes apocalyptiques, du haut de gratte-ciels qui portaient leur nom.

Depuis, nous avons connu le Darfour, la Syrie, le Yémen. Avec internet, tous ces drames se sont encore rapprochés. Nous les déplorons, mais nous y sommes habitués. Des images de la terre nous parviennent – c’est la vie. En plein désert, de nouveaux riches élèvent des immeubles qu’on aperçoit de la Lune. L’an dernier, nous avons pu suivre, en direct, la formation, puis la progression de caravanes de migrants, réunis pour affronter les forces armées des démocraties dont ils traverseraient les frontières. Guatemala, Mexique, États-Unis… En entendant le président de la nation la plus puissante au monde déclarer que leur migration constituait une attaque contre son pays, j’ai compris qu’avec eux, nous aussi, nous avions franchi un pas.

Malgré les avertissements que la fiction nous aura servis, nous avons laissé la porte se refermer sur nous. Dans un monde bientôt dominé par l’intelligence artificielle, des hommes qui ont tous les attributs les plus grossiers des méchants des films s’appuient sur une police en partie robotisée pour détourner la chose publique vers leurs intérêts personnels. Partout, des écrans diffusent leurs mots d’ordre – prospérité, sécurité, efficience – alors qu’on ne voit jamais que des civils battus, gazés, humiliés, et des riches en train de cultiver leur «art de vivre» dans des enclaves qui affichent un luxe qu’on dirait imaginé par des pauvres. Certains signes laissent croire qu’une résistance est possible, mais, lorsqu’elle passe dans nos rues, nous la condamnons. Il est difficile de dire qui, des nouveaux aristocrates ou des éternels paysans, tient le plus à ses chaînes.

Jean-Philippe Martel est né en 1976 à Sherbrooke. Il a fait paraître le roman Comme des sentinelles à La Mèche en 2012, et Les sublimés, cet automne, aux éditions du Cheval d’août. Il enseigne la littérature au Collège Montmorency.

N° 326: 60 ans de luttes et d’idées

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