Valérie Lefebvre-Faucher
La littérature comme désobéissance
Ton livre adopte une forme particulière, il se trouve à mi-chemin entre le récit, l’essai et la fiction. Peux-tu nous expliquer l’exercice auquel tu as choisi de te livrer?
Mon livre ne s’appelle pas Procès verbal par hasard: j’ai voulu y faire un véritable «procès littéraire» et, plus spécifiquement, mon propre procès. Je réclame ainsi la possibilité, pour les personnes qui s’intéressent à la liberté d’expression, de se juger elles-mêmes. C’est l’exercice auquel je convie les gens. J’estime que nous n’avons pas besoin de nous faire dire par des juges et par des législateurs ce qu’il est permis d’écrire, de penser ou de lire. Je juge donc moi-même la parole, l’écriture et l’édition avec des codes qui ne sont pas ceux du droit, mais ceux de la littérature.
Tu m’as déjà dit qu’aborder et défendre la liberté d’expression dans le contexte actuel rendait fou, rendait folle. Pourquoi?
Nous sommes dans une période où la contestation des rapports de pouvoir traditionnels traverse la parole, et nous vivons une ère de publication effrénée. Or, il y a aussi beaucoup de bruit autour de la liberté d’expression, mais c’est comme s’il venait surtout des gens qui sont au pouvoir, issus de mouvements de droite, ou même de gens qui sont en situation de pouvoir et qui nous parlent de liberté pour nous faire accepter des décisions qui, finalement, amènent plus de police, de «sécurité», de contrôle. C’est comme si la conversation sur la liberté d’expression était piégée. On dirait que nous en avons perdu le vocabulaire.
Après, pourquoi je dis que parler de liberté d’expression rend folle? Eh bien, parce que j’ai pu l’observer moi-même. Plusieurs fois, j’ai eu des projets de livres sur la liberté d’expression qu’on a dû avorter parce qu’on n’y arrivait pas, parce que c’était trop difficile. C’est un sujet qu’on ne s’autorise pas. D’abord, ce qui est dur sur le plan humain dans toute tentative de parler de liberté d’expression, c’est que c’est contre-intuitif, comme si on était en train de prendre conscience d’un danger, d’une menace, et qu’on choisissait néanmoins de s’en approcher, ce qui en soi est effrayant. Ensuite, on dit beaucoup que «parler blesse», qu’on vit une période où il y a beaucoup de violence qui passe par la parole, mais on est aussi constamment soumis à la parole publicitaire, à des publications ininterrompues, et les gens ressentent le besoin d’échapper à la parole. Donc, lorsque je parle de liberté d’expression, je suis plutôt en train de dire que non, on ne peut pas se protéger de la parole, il faut plutôt y rester… ce qui est potentiellement douloureux.
Aurélie Lanctôt est rédactrice en chef de Liberté.