La moitié du monde

Annemarie Schwarzenbach, femme universelle

Photographe et écrivaine morte en 1942, aujourd’hui presque oubliée, Annemarie Schwarzenbach a sillonné le monde en quête de reportages. Son œuvre restitue la vie des gens dont on ne parle pas.

Avant septembre 2014, je ne connaissais pas l’existence d’Annemarie Schwarzenbach, n’avais vu aucune des images qu’elle a capturées avec sa Rolleiflex à deux objectifs aux quatre coins du monde, Europe, Afrique, Proche-Orient, États-Unis, et qu’elle envoyait aux journaux européens entre 1933 et sa mort en 1942. Je n’avais lu aucun de ses trois cents reportages, soixante-dix sur les États-Unis, dont seulement une partie est aujourd’hui publiée en français, ni vu aucune de ses photographies. En Europe, il aura fallu attendre en gros les années quatre-vingt-dix pour que son travail soit redécouvert, aussi bien en Suisse alémanique qu’en France, et ses écrits rassemblés en volumes. Inscrite dans un rapport au monde antiéconomique, dormant très peu, consommant morphine et opium, résistant à l’auto-destruction par le déploiement d’une incessante énergie physique et intellectuelle, elle est morte jeune, des suites d’un traumatisme crânien causé par une chute à vélo. Une fois morte, elle passera sous le radar pendant cinquante ans.

Si, comme moi, l’envie vous prend d’aller sur Google Images jeter un coup d’œil sur son travail et que vous faites, par exemple, «Annemarie Schwarzenbach photographies», vous vous retrouverez devant des dizaines de portraits d’une grande brune filiforme, dont plusieurs font la page couverture de ses livres, mais de photographies qu’elle a prises, presque aucune. C’est malin. Schwarzenbach-la-solaire a de son vivant quelque chose de la star de cinéma: elle connaît tout le monde, est estimée des milieux intellectuels, son activité est rayonnante. Ceux qui l’approchent ne l’oublient pas. Avec le recul, le plus frappant n’est pas tant qu’elle connaisse Malraux, croisé à Moscou en 1934, fréquente aux États-Unis la jeune Flannery O’Connor, qui en tombera amoureuse, fasse les quatre cents coups avec Klaus et Erika Mann ou parte en Afghanistan puis en Inde en compagnie de la photographe Ella Maillart, mais son activité ou plutôt la manière dont sa sensibilité la pousse à répondre par l’action, écrire étant ici une action autant que se déplacer, aux événements du monde agité qui l’entoure.

Son père est un riche industriel et sa mère, fille de Clara Von Bismarck, s’adonnera, dans un tout autre esprit qu’elle, à la photographie. Annemarie naît à Zurich en 1908, obtient en 1931 un doctorat en histoire de la Sorbonne et séjourne ensuite en République allemande. Cette année-là, le Parti national-socialiste des travailleurs allemands, profitant du fait qu’il est la deuxième formation politique en importance dans un Reichstag minoritaire, se livre au licenciement collectif de travailleurs du charbon, réduit les salaires et les retraites de la fonction publique, instaure le service du travail volontaire pour les cinq millions de chômeurs du pays. C’est deux ans avant qu’Adolf Hitler parvienne à être officiellement nommé chancelier par le président Hindenburg et que Schwarzenbach doive fuir. Pourquoi pas au Proche-Orient? Sa vision des situations politiques de l’époque mouvementée qu’elle traverse étant toujours juste, ses prises de position claires, elle lit bien la montée du nazisme et participera en 1933-34 à des fouilles archéologiques en Turquie, en Syrie, en Irak et en Perse, où elle sera «occupée à mesurer des crânes […] et ainsi prouver l’absurdité de ces idiots de racistes allemands sur des spécimens iraniens». Pendant ce temps, à Munich, ses parents reçoivent Hitler à dîner à la maison. Sa lecture du communisme, après un séjour en URSS en 1934, avant l’ère stalinienne, où elle remarque la soumission des camarades au parti et le militarisme commun aux deux mouvements, est tout aussi clairvoyante.

Anne-Marie Régimbald est traductrice et réviseure linguistique.

N° 307: La moitié du monde

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