Recréer l’authenticité
Dans un souper organisé par de nouveaux amis, où je cherchais à m’intégrer en prouvant mon intelligence et mon humour, j’ai vu surgir parmi les invités un fantôme de mon adolescence, une fille qui m’avait souvent humiliée pour amuser un public bien conscient de ma faiblesse, de mon étrangeté. J’étais maintenant au baccalauréat, le secondaire était bien terminé mais pas si lointain non plus, et à l’arrivée de cette personne tellement crainte et détestée, j’ai cru que je serais démasquée. À aucun moment, je n’ai pensé qu’elle serait gênée d’avoir agi méchamment autrefois. Non, plutôt, je craignais que mes nouvelles fréquentations constatent à leur tour ma médiocrité, et j’ai paniqué en la voyant saluer un à un les convives. Or, elle m’a adressé la parole avec une candeur inattendue. Je l’ai vite compris à ses questions: elle ne se souvenait tout simplement pas de moi. Lorsqu’elle a constaté que nous avions fréquenté la même école secondaire, j’ai fait à mon tour comme si j’ignorais qui était cette fille bien intentionnée tentant de comprendre avec qui diable j’avais pu me tenir pour qu’elle m’ait si peu remarquée. J’étais soulagée d’être saine et sauve et en même temps désarçonnée: avais-je donc été à ce point insignifiante dans son univers à elle?
Cette anecdote personnelle, a priori assez éloignée de la critique littéraire, je la raconte pour deux raisons. La première est sa parenté avec certains thèmes d’Ouvrir son cœur, récit d’Alexie Morin qui interroge non seulement l’importance qu’ont eue les autres dans notre passé, mais surtout la difficulté de véritablement démêler ce que nous avons projeté sur le réel et ce qui s’y trouvait bel et bien. La narratrice d’Ouvrir son cœur raconte avoir souffert d’exclusion et de rejet à l’école secondaire. Pourtant, un camarade revu quelques années plus tard explique à la narratrice que c’est elle qui, autrefois, semblait prendre les autres de haut, les regarder avec hostilité. Aucun d’eux ne soupçonnait son désir fou de se joindre à leur groupe. Le problème est que nous revisitons les mêmes scènes en les figeant peu à peu comme des jalons qui justifient ce que nous sommes devenus: «On sait que l’oubli avalera ce dont on ne prend pas assez soin. Alors on rappelle à soi les moments qui nous définissent, dont on a l’impression qu’ils nous ont définis, les moments où on s’est senti le plus en accord avec soi-même, le plus intensément vivant, les moments qui nous ont changés.» Le passé, toujours, est fragmentaire, et nous nous accrochons à certaines pièces en laissant disparaître le souvenir de nombreuses autres.
Au début du récit, la narratrice d’Ouvrir son cœur se présente comme une femme accomplie, comblée. Elle est éditrice, a publié deux livres, est amoureuse et mère. Tout est en place pour nous laisser croire à un récit de rédemption: après l’enfance et l’adolescence pénibles aurait été possible la construction d’un soi plus fort, capable de triompher des anciennes misères. Le sort plus ou moins heureux d’un ancien camarade du secondaire, autrefois plutôt dur à cuire et confiant, pointe initialement dans cette direction: le livre montrerait les renversements de fortune que le temps permet. La suite est toutefois plus ambiguë, plus surprenante. Le projet, étendu sur huit ans d’écriture, se défait, perd de son sens premier et écarte la linéarité causale. Tout sera raconté avec le plus grand sens de l’exactitude et de la justesse, mais cette authenticité est minée de l’intérieur et s’effiloche peu à peu.