Inflation sexuelle
Vous ne voulez quand même pas avoir l’air de putes, qu’elle disait. Avec vos débuts de seins, vous allez exciter votre beau-père. Dès l’adolescence, ma mère s’est mise à inspecter mon corps et celui de ma sœur jumelle chaque matin. Les bras dans les airs, il fallait espérer le chandail assez long pour cacher la chair. En nous obligeant à lui révéler notre corps, ma mère nous en dépossédait. Ces séances d’humiliation quotidiennes nous remettaient à notre place assignée de fillettes, nous interdisant la sexualité et le désir. Chez nous, la porte de la salle de bain ne se barrait pas. J’avais demandé à ma mère de ne plus entrer quand j’y étais, mais ce n’est pas une enfant avec trois poils sur la noune qui allait lui dire quoi faire. Pour devenir un sujet érotique, il m’aurait fallu un espace rien qu’à moi.
Toute notre enfance, ma mère nous avait chanté les louanges d’une sexualité libérée. Je connaissais la taille de son clitoris, son amour pour la sodomie et pour les mangues, ce fruit qui rappelle la vulve. J’étais fière de dire à mes amies qu’il n’y avait pas de tabous chez nous. Étalon d’or d’un érotisme que je n’avais pas encore goûté, la sexualité surpuissante de ma mère écrasait tout sur son passage, réduisait celle de ma sœur et la mienne à néant. Contraintes de jouer les témoins, nous en étions les spectatrices exclues. Il nous était impossible d’envisager le sexe en dehors d’elle, ou de l’envisager tout court.
Le concept d’incestualité, une notion psychanalytique introduite par Paul-Claude Racamier, me permet aujourd’hui de mettre des mots sur ce que nous avons vécu. Une relation incestuelle porte les traits de l’inceste, sans qu’il y ait nécessairement de rapport sexuel. Il s’agirait en quelque sorte d’un «inceste moral», qui ne passerait pas par la chair, mais qui entraînerait aussi un écrasement des générations, en assimilant la génération suivante à celle du parent. La relation incestuelle empêcherait la succession générationnelle en aplatissant le fossé qui sépare le parent de l’enfant. Cette négation du continuum temporel serait engendrée par une peur maladive de la mort. Quand ma sœur jumelle est tombée enceinte, ma mère l’a prévenue: jamais personne ne m’appellera grand-maman. En nous empêchant de devenir femmes, ma mère avait-elle essayé de combattre sa propre mortalité ou de conserver la valeur marchande de son corps vieillissant? Nos corps d’adolescentes entraient en compétition directe avec le sien, mettant en péril son capital érotique – sa désirabilité. Nous signions donc sa débâcle, sa banqueroute programmée.
Daphné B. écrit et traduit. Elle a publié Bluetiful (Éditions de l’Écrou, 2015), puis Delete (L’Oie de Cravan, 2017). Sa plus récente traduction, Whatever, un iceberg (Tara-Michelle Ziniuk), est parue chez Triptyque en 2019. Elle habite à Montréal.