Nos monuments invisibles
Nous sommes en avril 1990, aux lendemains de la chute du mur de Berlin. Le monde vient successivement de subir l’horreur nazie, la menace nucléaire et les déchirures de la guerre froide, événements ayant nourri les imaginaires de la fin du monde. La vie sur Terre semble alors moins compromise et, au cœur du quartier historique de la ville allemande de Sarrebruck, la nuit se réinstalle. Les étoiles retrouvent leur campement au-dessus du château, grandiose aux abords de la rivière de la Sarre.
Devant le château de Sarrebruck, où siège aujourd’hui le gouvernement régional, la grande place publique constituée de 8 000 pavés est plongée dans le silence. En face, les lumières du Musée historique de la Sarre sont éteintes. En bordure de la rue tout près, quelques lampadaires grésillent à l’unisson avec les réverbères des bâtiments résidentiels, cordés les uns sur les autres, qui montent la garde.
Surgissent alors deux jeunes hommes, bouteille de bière à la main, le pas ivre, charriant des sacs en cuir suspendus lourdement à leurs épaules. Ils parlent fort, chantent parfois, trinquent en riant, puis s’arrêtent au milieu de la place, se défont de leur attirail et observent les alentours. Personne. Sans cesser de festoyer, à l’aide d’un marteau et d’un pic, ils entreprennent de desceller quelques pavés de la place, choisis au hasard, pour leur substituer temporairement ceux, semblables, qu’ils ont apportés. Ils fixent un clou sur chacun d’eux, afin de pouvoir les localiser plus tard, une autre nuit, à l’aide d’un détecteur de métal.
Diplômé de l’UQAM en Études littéraires, Yannick Marcoux est critique littéraire au Devoir. Il collabore à plusieurs magazines, blogues et revues littéraires, en tant que prosateur, poète et chroniqueur.