Une révolte à soi
La révolte naît-elle de la colère, de l’indignation, ou émerge-t-elle du désir? Peut-elle venir d’un sentiment de devoir, de responsabilité et même d’amour envers l’autre, le monde? S’impose-t-elle à nous un jour comme une évidence ou est-elle le fruit des luttes qui la précèdent, d’un mouvement, comme un geste qu’on ne peut plus arrêter, la main entraînée par le poids du corps? Mais qui la main, et qui le corps? Comment la révolte peut-elle prendre forme dans un monde aussi fragmenté que le nôtre? Cette étincelle est-elle condamnée à s’éteindre dans nos cœurs esseulés? Nous sommes seuls – ou le sommes-nous? Peut-être que, plus simplement, comme me le disait un ami, la révolte naît de la faim, au sens littéral du terme. Mais débordons du sens littéral et permettons-nous d’imaginer que nous n’avons pas encore assez faim de justice. Tout à l’heure, je suis passée par le upper Outremont, où des maisons colossales et modernes, et que j’imagine vides, sont comme des monuments plantés au pied de la montagne, sorte d’ode à l’élite du haut de la côte, dominant la masse d’en bas où s’entassent les rats (et les travaux de la chaussée), vers Ontario ou, de l’autre côté, vers Parc-Ex. Il y a là quelque chose de si ostentatoire et de si arrogant qu’il nous prendrait l’envie de leur casser les fenêtres, comme celles des Mercedes stationnées dans l’entrée. Mais ce serait manquer notre cible, n’est-ce pas? L’individu peut-il être tenu responsable de tout un système (quoiqu’il en soit un élément reproducteur, policier)?
Je suis allée au Théâtre de Quat’Sous, cet automne, voir la pièce Les barbelés,de la dramaturge Annick Lefebvre. Sur la scène, je vous résume le propos, une femme va mourir, on nous le dit d’emblée. Une femme va mourir parce que les barbelés qu’elle a dans le ventre, qu’on a tous dans le ventre dès notre conception – mais qui croissent dans des circonstances obscures ou pour d’obscures raisons, un peu comme le cancer, un sur trois –, vont finir par lui arracher l’intérieur et la faire exploser. Bon, c’est une métaphore, inutile d’insister, et le corps est une zone de guerre, c’est ce qu’évoquent les barbelés – d’ailleurs, le personnage sur l’affiche tient une grenade dans sa main. Mais la guerre de tranchées qui est menée par le personnage, abandonné à son sort, se livre en vérité contre la société; c’est l’individu, seul, contre les autres, cette masse (obscure et silencieuse) que nous appelons société et ce qu’il implique d’y vivre; l’individu, donc, contre les normes qui lui sont imposées, les codes, tout ce qui l’empêche de s’épanouir et de s’exprimer, ce qui le maintient dans un état d’asservissement: les injonctions, le devoir, la famille, le travail, la morale, toutes les notions intégrées, hégémoniques, le surplombant et l’écrasant, et qui le conditionnent, et qui l’empêchent de rêver, assiégé qu’il est par les obligations, et qui le retiennent d’être lui-même enfin, de devenir qui il est vraiment, si être ce que l’on est vraiment est une chose qui existe – nous y reviendrons. Il n’y a pas d’issue, la femme explosera littéralement sous la pression. Rideau.
Il faut souligner la précision du jeu de la comédienne, Marie-Ève Milot, qui passe de la retenue à la colère et à la détresse en quelques secondes seulement, comme si, traversée par des états intenses, elle oscillait entre la volonté de garder le contrôle de son corps et la décharge d’émotions longtemps refoulées, qui, devant la mort, l’envahissent, la font basculer dans l’excès. Soutenue par une lumière empreinte de noblesse, qui vient dirait-on sculpter ses gestes et ses traits, Milot prend tantôt l’aspect d’une femme fragile et désarmée, livrée injustement à la mort, tantôt, métamorphosée, celui d’un être grimaçant qui, dévoré par les barbelés, devient lui-même une bête dévorante, en proie à la rage et à la violence. Néanmoins, cette présence forte de la comédienne et la dramaturgie de la lumière ne parviennent pas à racheter le texte. Je m’attarde au texte parce que je suis avant tout une lectrice. Est-ce parce que tout, dans Les barbelés, insiste lourdement sur la métaphore, d’ailleurs explicite dès l’introduction, qu’on a le sentiment de se trouver devant un texte sans portée narrative, confus? Si cette femme est révoltée, en colère, épuisée, elle est un peu comme un tireur fou dans une rage jubilatoire, faisant feu dans tous les sens à la fois. Elle évoquera pêle-mêle le féminisme, la guerre, les réfugiés, le travail, l’embourgeoisement, la maternité, les médias, l’aliénation du quotidien et de la répétition des mêmes gestes, et j’en passe, sans jamais creuser la nature de sa souffrance et de sa détestation du monde ni qu’on comprenne vraiment de quoi elle parle, si ce n’est du bruit incessant du monde lui-même, et de ce qui provoque un tel débordement de haine, qui devient, dans cette enfilade de lieux communs où l’on frôle parfois l’insignifiance, absurde ou caricatural.