Croire/Croître
Il arrive, mais sans doute de moins en moins plus on vieillit, que des moments épiphaniques nous frappent et changent durablement la manière que nous avons de concevoir le monde. Cet été, par exemple, comme plusieurs j’ai ressenti – et non pas su, appris, conceptualisé – la fin des temps. Et ce sentiment s’est accompagné d’une quête de sens homologue, cette quête me fragilisant et rendant plus probable la fameuse épiphanie, rivée, pour le coup, à un épisode de Rad, le laboratoire de journalisme de Radio-Canada. Dans cet épisode portant sur la décroissance, ce concept voulant qu’il faille commencer à voir «décroître» notre économie pour espérer juguler la crise environnementale qui est la nôtre, un intervenant précisait qu’il vaudrait mieux parler d’«acroissance», sur le modèle de l’«athéisme»: la croissance éternelle des PIB et de l’économie dans un monde aux ressources limitées, expliquait-il, est véritablement une croyance, et l’acroissance est le mot qui signifie cesser d’y croire.
Cette anecdote m’a indirectement guidé jusqu’à l’essai de Sébastien Ste-Croix Dubé, La culture du divertissement, et par voie de conséquence, vers celui de Thomas O. St-Pierre, Miley Cyrus et les malheureux du siècle. Si la question environnementale ne constitue ni le thème ni le prétexte de ces essais – St-Pierre a cette joyeuse réplique tout de même: «Le poids mythique de la fin du monde n’appartient pas à notre époque, mais à notre espèce» –, la dégénérescence en est le moteur. Jeunes pères intellectuels plongés dans la culture de leur temps, dont Donald Trump paraît le triste aboutissement, Dubé et St-Pierre tracent un portrait large de notre postmodernité, rebondissant sur des références parentes, émaillant leur propos d’anecdotes semblables, conversations de bar, scènes de la vie familiale; ils affirment pourtant, mot à mot, l’hypothèse inverse l’un de l’autre. Lire ces deux essais côte à côte, c’est assister à une fascinante escrime sur l’air du temps.
«Je suis optimiste de nature et cette nature me permet de simultanément qualifier l’époque dans laquelle nous vivons en Amérique du Nord de prodigieuse, libre et destructrice», écrit Sébastien Ste-Croix Dubé dans son ouvrage pour le moins critique des formes de vie contemporaines. «Au fin fond de nos paradis artificiels, nous nous divertissons à mort»: la culture du divertissement, comme inflation de l’industrie culturelle sur laquelle écrivaient Max Horkheimer et Theodor Adorno au milieu du XXe siècle, constitue l’obligation aliénante, chronophage et culpabilisante de se divertir par une consommation effrénée de productions culturelles. Dubé entreprend alors de mesurer ce que ses contemporains – et lui-même – perdent dans ce vortex; le constat est accablant: «Le divertissement, arme de destruction massive du marché, a détruit le politique, l’a vidé de tout contenu intelligible pour n’y laisser que d’inquiétantes polémiques creuses.» Un peu comme l’énonçait Alain Deneault dans ses récents essais sur «l’extrême centre», Dubé voit dans cette colonisation de notre quotidien par les impératifs du divertissement un outil de coercition des masses: elles sont encouragées dans leur passivité, elles sont «conditionnées» à ne plus percevoir la mise en scène constante dont est affligé notre monde. On pense à l’allégorie de la caverne de Platon, on pense au Brave New World d’Aldous Huxley, que Dubé conçoit comme plus près de notre réalité que le fameux 1984 d’Orwell; ce n’est pas un Big Brother qui nous surveille et nous dirige, c’est un divertissement constant qui nous assoit et nous assoupit: «La fin du XXe siècle correspond à une ère où le “besoin” de se détendre ne se fonde plus sur les questions d’effort et de récompense, mais est une condition inhérente à une journée bien accomplie.» Voilà peut-être la grande affaire de l’essai de Dubé, allant par sauts et gambades de l’École de Francfort à Debord, Lipovetsky et tutti quanti: il analyse le «cheminement du désir refoulé pour le spectacle et la passivité». Ce désir – et son assouvissement – occuperait aujourd’hui toute la place. Ainsi, l’essai flirte avec cette rhétorique dystopique postmarxiste, mais embrassant, par ailleurs, des constats pragmatiques; à la fois, nous sommes manipulés par des structures économico-culturelles agissant selon le modèle de l’hégémonie de Gramsci, à la fois le seul véritable écueil de notre époque, c’est la «trop grande quantité» d’objets consommés: «C’est le dosage, le problème», résume Dubé au gré de son essai, avant d’ébaucher une comparaison avec les céréales Lucky Charms. Tout cela, on s’en doute, engage de véritables questions de valeur et mène au plus profond nihilisme: «Dieu est mort. Nietzsche aussi. Mais Brad Pitt, lui, est bien vivant.»