Les promesses du journalisme narratif
Dans Avant l’après, Frédérick Lavoie raconte, à travers trois voyages entrepris en 2016 et en 2017, la période de transition dans laquelle plonge Cuba au moment où le gouvernement Obama tente un rapprochement avec celui de Raúl Castro. L’auteur prend pour prétexte un «scoop» passé sous le radar des grands médias nord-américains, soit l’annonce de la publication du roman 1984 de George Orwell par une maison d’édition cubaine, deuxième parution seulement depuis janvier 1961, moment où la révolution cubaine n’était pas encore complètement alignée sur le communisme soviétique.
Depuis sa parution, l’essai a connu une réception fort élogieuse, en plus de remporter le Prix littéraire du Gouverneur général. Il est vrai que le travail colossal de documentation accompli par le journaliste indépendant fait à lui seul l’intérêt de l’œuvre pour qui s’intéresse à dénouer l’écheveau de l’histoire du castrisme et de sa lente décomposition. Orientant son enquête vers le monde du livre, Frédérick Lavoie tend son enregistreur aux imprimeurs, éditeurs, critiques, traducteurs qui relatent les louvoiements qu’implique la prise de parole dans un régime autoritaire en déclin – à cause d’une répression qui se fait plus fuyante, plus imprévisible qu’aux premiers temps de la révolution. Dans ses moments les plus enlevants, Avant l’après réussit, par le récit du destin d’un livre et de ses maisons d’édition, à éclairer l’histoire des institutions cubaines grâce à celle de la vie littéraire.
Or, la série de rencontres qui ponctuent l’essai nous laisse un sentiment d’insatisfaction. Dans le contexte où la plupart des Cubains entretiennent un rapport pour le moins ambivalent avec l’état présent de leur nation – sans parler du passé! –, l’auteur ne parvient pas toujours à rendre la complexité et la profondeur de la voix de ses personnages. Parmi plusieurs exemples, on retient celui de Conchita de la Peña, fille de l’imprimeur de la première édition cubaine de 1984. Celle-ci refuse d’aborder les activités politiques de son père dans les années soixante, car les troubles psychiatriques dont elle souffre pourraient être réactivés par l’évocation du passé, croit-elle. «La maladie est un alibi commode», remarque Lavoie, qui ne s’intéresse ni au présent de cette dame fragile, lequel ne cadre pas dans le récit qu’il veut raconter, ni même à l’aspect symbolique de cette «maladie du passé», dont la majorité des personnes rencontrées semble atteinte. Chaque fois qu’il bute contre un interlocuteur qui ne répond pas à ses questions, Lavoie s’en détourne: «Je me résigne à respecter ses murs.» La posture du journaliste d’enquête qui cherche des réponses et mène des entrevues serrées l’emporte trop souvent sur celle de l’écrivain, qui devrait creuser ces silences et ces contradictions. Cette posture devient plus dérangeante encore quand l’auteur présente des personnalités proches du régime, comme Jean-Guy Allard, ex-directeur de l’information du Journal de Québec, qui s’est installé à Cuba en 2000 et est devenu reporter pour Granma International, un journal castriste. Lavoie expose rapidement le parcours d’Allard, puis décrit les privilèges dont a joui le journaliste en tant qu’ami du régime: