Critique – Littérature

Un bricolage filial

L’histoire est simple: deux jeunes amoureux, Bernard et Gaëtane, choisissent d’unir leurs patronymes respectifs et de répondre au double nom de Lamarche-Vadel. Elle est étudiante en philosophie, il est magasinier aux Presses universitaires de France, emploi obtenu grâce aux relations du père. Ils se rencontrent en 1968 alors que l’autorité politique et sociale est lourdement remise en question; l’avenir de Bernard se redessine au contact de Gaëtane, il est engagé par un éditeur marxiste, bientôt étudiant et ensuite poète reconnu. Le père, catholique intégriste fortement attaché aux valeurs bourgeoises, ne peut accepter le chemin emprunté par le fils. Le double nom se présente comme le fruit et l’emblème d’une désaffiliation, «la genèse d’une filiation à venir». Dans son premier récit, la philosophe et essayiste Gaëtane Lamarche-Vadel livre les détails intimes et politiques de cette renomination; l’histoire du nom et l’histoire sous le nom. Elle nous offre son récit en fragments dans une écriture sobre, ponctuée de réflexions plus philosophiques que poétiques sur la question du nom propre: sa fonction, sa valeur artistique et légale.

En France, il est encore d’usage pour les femmes de prendre le nom de leur mari. Il est bon de se rappeler que le Québec est à ce jour la seule province canadienne où les deux époux sont tenus de conserver leur propre nom de famille, une fois mariés. C’est sous ce nom qu’ils doivent exercer leurs droits civils. Les luttes féministes ont conduit les sujets à repenser la manière de s’inscrire dans une généalogie. Le nom de famille composé attribué à l’enfant est ici le signe de ce droit acquis dans les années 1980 pour une femme de donner, elle aussi, son nom. La pratique est maintenant en baisse. Sans doute fallait-il attendre une génération pour prendre acte du défi qui consiste à choisir un nom à son enfant lorsqu’il y en a maintenant quatre à transmettre, et ainsi relancer la question de l’alliage complexe entre aspirations féministes et désir de transmission dans un ordre social patrilinéaire.

Toutefois, Le double nom rend compte d’un bricolage filial différent et illicite, une «imposture juridique» (aussi bien dire une fiction) qui consistait pour un homme à s’approprier le nom de son épouse. «Le droit a dicté la voie […]. Le double nom n’existe pas sinon comme infraction à la loi», rappelle Lamarche-Vadel. L’adoption du double nom entre époux relève d’une excentricité poétique revendiquée par eux, qui n’aura pas trouvé d’issue légale pour se réaliser. Il aura fallu pour cela une autre «renommée», artistique et savante. «Ils se sont placés à la lisière du droit, substituant à la toute-puissance du nom-du-père, qui transmet le nom, la toute-puissance du désir qui inaugure une existence.» Bernard Lamarche-Vadel est décédé aujourd’hui et il laisse derrière lui une œuvre considérable que l’on imagine aussi habitée par cette question. Quelques fragments nous sont livrés ici: «Le nom: un trou de serrure par lequel les hommes se reconnaissent masqués, quand habiterons-nous vraiment nos masques?», «Il devait mourir dans la vie, car il a voulu connaître la science de son nom.»

N° 323: Économie

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