Critique – Littérature

Les coulisses du storytelling

Loin d’être limité à la littérature, le storytelling est devenu un concept-clé, valorisé en marketing comme en politique, nécessaire à la création de jeux vidéo autant qu’à celle d’un reportage journalistique. Savoir raconter une histoire est le sésame pour ouvrir le cœur de l’auditoire, la recette magique qui rend celui-ci attentif à notre message, comme tous les conférenciers des TED Talks l’ont appris. Pour expliquer sa popularité, on avance que la mise en récit suscite l’empathie et nous permet de comprendre d’autres points de vue que le nôtre. Elle a aussi le défaut, du même souffle, d’être une technique rhétorique, qui repose forcément sur une savante manipulation des faits: dans la trame des événements à raconter, une sélection s’opère toujours.

L’écrivaine Rachel Cusk, qui a vécu au Canada et en Grande-Bretagne, a fait des questions de narration, de vérité et d’authenticité le moteur d’une des œuvres les plus singulières et les plus importantes à avoir émergé au cours des dernières années, une trilogie entamée avec la parution de Outline en 2014, poursuivie avec Transit en 2017 et conclue en 2018 avec Kudos. La narratrice s’appelle Faye et a deux garçons – Cusk, elle, a deux filles. Comme Cusk, Faye est une écrivaine divorcée, et une bonne part des décors de la trilogie sont liés à sa vie professionnelle: ateliers d’écriture, festivals littéraires, rencontres d’écrivains. Néanmoins, ce n’est pas vraiment la dynamique propre au milieu littéraire qui est à l’avant-plan. Aucun tome n’est non plus axé sur des péripéties ou des retournements, ni sur le développement de personnages, puisque les gens rencontrés sont rarement présents pour plus de quelques scènes. Mais chaque rencontre donne lieu à un récit de vie – à la mise en mots d’une ou de plusieurs expériences passées, que la narratrice écoute et commente, et c’est là que tout se joue.

Si ces gens sont de nationalités et de milieux différents, Cusk ne cherche pas à recréer des voix distinctes, avec des tics langagiers précis qui reproduiraient l’oralité des parlers. Tous possèdent le même phrasé et la même intelligence introspective. Les histoires tournent aussi souvent autour des mêmes thèmes: la découverte de soi, les mariages difficiles, le rapport aux enfants. Les personnages sont conscients des failles de leur récit, condamnés à spéculer sur ce qui s’est passé pour que leur femme décide de les quitter ou pour qu’ils se retrouvent à enterrer en cachette le chien de la famille. Les monologues, par leur richesse psychologique, rappellent le meilleur des scénarios de Bergman. Comme si une force d’envoûtement était à l’œuvre, cette succession de récits ne lasse jamais – mais peut-être est-ce le propre de toute confession de savoir captiver, comme si en la recevant l’on accédait à un univers interdit, qui nous échappe au quotidien.

N° 323: Économie

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