Le roi de Saint-Léonard
Enima ne cache pas son jeu: c’est un rappeur gangsta au passé criminel. Il est tatoué jusqu’aux doigts et porte une balafre au front. D’origine algérienne, il est arrivé au pays avec sa famille à l’âge de 11 ans, il y a une quinzaine d’années. Lors de notre rencontre, il chaussait des gougounes griffées sur des bas blancs tirés jusqu’aux mollets. Il avait l’air un peu endormi malgré les quatorze heures bien sonnées, et ses yeux brillaient d’un éclat vitreux qui ne ment pas. Il était accompagné de son frère, sobre, un étudiant en médecine qui agit auprès de lui à titre de gérant.
J’avais traversé le boulevard Métropolitain à vélo, mon casque sous le bras en faisant foi. Je portais des jeans skinny et une chemise pêchée dans une boutique du Mile End. Je ne cachais pas mon jeu non plus: je suis un bourgeois blanc, prof de philo au cégep, qui entretient un amour pour le hip-hop depuis l’adolescence, sans faire exception du gangsta rap, bien au contraire. Au collège Montmorency, où j’enseigne, je donne depuis trois ans un cours de philosophie du hip-hop. Enima a souri en me voyant arriver.
Les potins autour du personnage ne m’intéressent pas vraiment. Sa vie de tous les jours, ses antécédents judiciaires, les accusations de proxénétisme qui ont pesé contre lui, puis qui sont tombées, je n’y vois pas grand-chose de plus que des faits divers. Est-il «vraisemblablement» ceci, «vraiment» cela? Ça intéresse les médias en mal de clics. Le proxénétisme n’est pas banal, certes, et si le jeune rappeur a exploité quiconque, laissons la parole à ceux qui l’accusent ainsi qu’au système de justice. Pour le reste, poser un jugement moral sur une personne accusée d’un crime est un acte vide, sans fondement ni effet autre que de mettre le juge autoproclamé sur un piédestal auto-construit. Quant aux réflexions sociales nécessaires sur le sexisme, le racisme, ou les abus de toutes sortes que véhicule parfois le hip-hop, elles ne devraient pas servir de prétexte pour traquer et sermonner des «pécheurs», à la manière d’un curé. Elles doivent plutôt être l’occasion de se regarder dans le miroir.
Ce qui m’intéresse quand j’étudie le rap n’a que peu à voir avec les controverses entourant ses créateurs. Je m’attarde plutôt à la philosophie des rappeurs, à la substance de leurs œuvres, prises telles quelles. Quelle est la philosophie d’un Enima? Quel est le système de pensée de ce rappeur dont mes étudiants raffolent? Quel mode de vie est véhiculé par cette philosophie gangster? Ça, ça m’importe. Beaucoup. Surtout vu le nombre de jeunes gens qui aiment cet artiste, qui connaissent et adorent ses chansons. Beaucoup d’hommes, mais pas seulement: des femmes aussi. Ainsi, en amont de tout verdict juridique sur ses gestes – ce qui ne relève ni de mes compétences ni de mon intérêt –, je veux décortiquer le mode de vie que défend ce rappeur. Les gens ne sont pas cons, ils savent lire. Faisons de même, et laissons à chacun le soin de se faire sa propre idée. Enima, ça tombe bien, a déjà beaucoup écrit. Il n’a que la mi-vingtaine et il a déjà publié plusieurs textes, répartis principalement sur deux albums (Éclipse et OPN), et une pelleté d’autres projets. Heureux aussi: il a accepté de me rencontrer alors qu’il refuse presque toutes les entrevues, et de discuter.
Le salaire du péché
Je donnais l’an dernier une conférence avec Ogden, du groupe Alaclair Ensemble, au cégep de Lévis-Lauzon. Avant de monter sur scène, le rappeur m’a fait à peu près cette remarque: les textes d’un 50 Cent ne nous en apprennent-ils pas davantage sur les États-Unis mainstream que ne le feraient les paroles bien sérieuses et pseudo-contestataires de tel ou tel rappeur underground aux prétentions révolutionnaires de pacotille? J’avais alors su que nous donnerions une bonne conférence, lui et moi. En effet, le rappeur gangsta qui déclarait fièrement dans une chanson, il y a quinze ans, être un «motherfucking P.I.M.P.», cultivant son propre mythe après avoir survécu à neuf blessures par balle, celui-là est l’Amérique triomphante. L’Amérique du self-made man. L’Amérique qui s’impose et qui domine. L’Amérique qui gagne. Cela me fait penser à l’essai The Fire Next Time, de James Baldwin, écrit d’une main de tonnerre au début des années 1960, au plus fort de la lutte pour les droits civiques, depuis le Harlem natal de l’auteur. Baldwin écrit ce que je traduirais ainsi:
Le salaire du péché est partout, dans chaque couloir maculé d’urine et de vin, dans le son de chaque sirène d’ambulance, dans chaque cicatrice au visage des proxénètes et de leurs putains, dans chaque nouveau-né sans espoir dans ce danger, dans chaque altercation au couteau et au pistolet dans l’avenue, et dans chaque bulletin de nouvelles désastreux: une cousine, mère de six enfants, soudainement devenue folle, les enfants expédiés çà et là; une tante indestructible récompensée pour ses années de labeur par une mort lente et agonisante dans une horrible petite pièce; le fils brillant de quelqu’un, éclaté dans l’éternité par sa propre main; un autre devenu brigand et mené en prison.
C’est de cette réalité-là qu’a toujours parlé le rap. Et c’est précisément pour cela qu’il est intéressant. J’ai souvent entendu, dans ma jeunesse, des gens rire de ceux qui rappaient sur la vie interlope des rues de Montréal. Cela n’existe pas ici, s’esclaffait-on. Une réalité inventée. Pourtant, elle existe. C’est simplement que nous ne savons pas la voir. Suffit de traverser le boulevard Métropolitain… Saint-Léonard en 2019 n’est pas Harlem en 1960, bien sûr. Mais nous aurions tort d’omettre que la nature même du gangsta rap est de mettre en scène une vie de rue qui existe partout, et que cette mise en scène née au sud du 45e parallèle nord a servi de modèle à toutes celles qui ont suivi. N’empêche, Enima refusait, lors de notre conversation, de parler de profilage racial à son endroit: «ce serait trop simple», m’assurait-il, se voyant plutôt comme une personne persécutée personnellement, reprenant telle quelle la logique individualiste du gangsta rappeur.
J’avais proposé à Enima de le rencontrer dans son quartier, dans un lieu qui le représente. Il m’a donné rendez-vous dans un café italien sur Jarry, près de Viau. J’ai rapidement eu l’impression que les propriétaires de l’endroit connaissaient très bien l’homme avec qui je m’entretenais, et qu’ils en étaient un brin mal à l’aise. On aurait même dit qu’ils avaient hâte que nous partions. La population immigrante du quartier n’est pas qu’italienne, toutefois. Enima m’a fait remarquer que «dans les parcs», c’est bien différent. Selon les données colligées par la Ville de Montréal en 2016, l’italien est la langue maternelle de 20% des résidents du quartier, tandis que l’arabe est celle de 13% d’entre eux. Parions que cette proportion a continué d’augmenter, depuis.
Au fil de la discussion, Enima se montre exaspéré. Il se désole que tant de gens soient si prompts à occulter la réalité dépeinte dans son rap. À certains moments durant notre échange, il m’a semblé être presque au bout du rouleau. Surtout lorsque nous avons abordé la question de son droit de rester au Canada. Ça ferait l’affaire des autorités qu’il parte; elles ont cherché, au printemps 2018, à le chasser du pays en citant… ses textes de chansons. Oui, vraiment. Tenter d’expulser un résident permanent en analysant ses chansons, ce n’est pas rien. Soit, il a un passé criminel, dont il a dû répondre en cour. Soit, il rappe la rue sans détour, la vie de proxénète, la violence. Soit, il a été accusé récemment, sans toutefois être condamné. Mais que le gouvernement canadien pense trouver là une raison pour retirer à quelqu’un son droit de rester au pays me semble profondément inquiétant. Si l’immigration, comme le claironne Justin Trudeau contre François Legault, est un champ de compétence fédéral, qu’il se montre à la hauteur de son discours si inclusif et rassembleur.
Enima n’est pas dupe: le côté sombre de Montréal, pour parler comme Sans Pression, ce n’est pas le Québec que les médias traditionnels veulent mettre de l’avant. On le cache, dans les relais grand public. Le rappeur cite, non sans une pointe d’amertume, le cas des FrancoFolies de Montréal où, selon ses dires, il est persona non grata. Contacté à ce sujet, Laurent Saulnier m’a affirmé qu’au moment de faire la programmation 2018 du festival, des accusations graves pesaient contre lui, et qu’ils ne voulaient pas le programmer pour cette raison. Mais il me soulignait du même souffle l’ouverture des Francos au rap, rap de rue inclus.
Quand je lui demande quels rôles les femmes peuvent jouer en société selon lui, Enima me répond: «Elles peuvent jouer tous les rôles possibles dans toutes les sphères possibles, autant dans le rap que dans d’autres domaines, au même titre que les hommes…» Poussant un cran plus loin, il ajoute: «Je pense que pour permettre leur émancipation, leur démarginalisation complète, on doit laisser tomber cette manière binaire (homme, femme) de concevoir les individus et s’en tenir à l’idée qu’il y a des êtres humains, qu’on ne peut discriminer que par leurs compétences et leurs qualifications.» Méritocratie, liberté complète pour tous, peu importe le genre: la philosophie du hip-hop d’Enima commence à se dessiner – non sans étonner. Il y a aussi le libertarisme: j’y reviendrai.
Puis vient l’inévitable question du proxénétisme, dont Enima ne se vante pas en entrevue. Ce n’est pas lui: c’est son personnage, celui des chansons, qui trempe dans ce business. La nuance importe, soutient-il. Et quiconque essaie de comprendre le hip-hop sans réfléchir à la figure du proxénète fait fausse route. Ce n’est rien de neuf, les proxénètes dans le rap. L’archétype, c’est Too $hort, ce rappeur d’Oakland qui raconte essentiellement la même chose depuis trente ans, à savoir qu’il est le meilleur pimp du monde. Le proxénète est une figure centrale du rap parce qu’il domine; il est plus grand que nature, il est riche. Mais c’est aussi l’incarnation cauchemardesque et marginalisée du rêve américain. Je visionnais récemment le documentaire Hip-Hop Evolution, et j’ai été frappé de constater que c’est aussi à Oakland que sont nés les Black Panthers. Il s’agit au fond du revers de la médaille: ce groupe militant incarne une autre façon de contrôler son monde, dans les marges de la société.
Pourtant, Enima a beau prôner l’égalité entre les sexes dans la vraie vie, partout dans ses textes, les femmes sont traitées comme des objets. Dans la pièce «Feeling», sur l’album Éclipse (2017), le rappeur se refuse expressément à toute vie sentimentale. «J’ai pas de feelings (no, no), j’ai pas de feelings (no, no)», scande-t-il. Son cas n’est pas isolé: c’est une des pierres angulaires d’un plus vaste pan de la philosophie du hip-hop masculin le plus en vogue. Dans le rap anglophone, on voit souvent l’expression «catching feelings», pour désigner la peur «d’attraper» des sentiments amoureux, comme s’il s’agissait d’une maladie. La vie sentimentale, c’est un thème récurrent, est vue comme une faiblesse, susceptible de brouiller une vision claire et rationnelle du monde. Et pourquoi faudrait-il ainsi se méfier de tout attachement romantique? «Pour maintenir une carapace», tout simplement, m’a répondu Enima. Sur ce point précis, on dépasserait donc la fiction; il y aurait bel et bien un pont entre le personnage des chansons et l’homme de vingt-six ans assis devant moi. Il ajoute qu’il n’est pas prêt pour une vie sentimentale, admettant tout de même que plus tard, peut-être, il fera une place pour cela dans sa vie.
Faut-il souligner que cette armure, qui protège de tout affect, n’est pas le propre du rap? Le hip-hop mime en fait une tendance plus large des sociétés néolibérales, révélant encore que le hip-hop de gangster grossit, révèle les traits philosophiques que notre société met en sourdine, bien qu’ils s’insinuent partout, en filigrane. Si j’ai décidé d’analyser le rap gangsta ici, comme dans mes travaux en général, ce n’est ni pour bêtement le dénoncer, ni pour aveuglément le célébrer. C’est pour comprendre le monde dans lequel je vis, dans lequel nous vivons tous, où les traits néolibéraux se dessinent jusque dans notre fascination pour les relations humaines à la carte, à travers les Tinder et autres lieux de rencontre virtuels. Soit, l’armure est robuste chez le gangsta rappeur, tout comme dans notre monde en général, mais je dois dire que, grâce à la confiance que m’a accordée Enima au cours des derniers mois, durant la préparation de cet article, j’ai eu l’impression de voir quelques fissures se tracer sur la coquille – ce qui me touche sincèrement.
Puis, je pense à ma propre fascination pour les films de gangsters. Le parrain, Les affranchis, Le balafré, Casino, et j’en passe. Curieux comme la musique rap est depuis toujours soumise à un double standard, comme si les auditeurs non avertis n’arrivaient pas à percevoir cela comme de l’art, en maintenant une distance entre le réel et la proposition artistique. Les personnages des chansons rap sont précisément cela: des personnages. Les œuvres ne constituent pas des essais savants, ni des productions documentaires. Ce sont des mises en scène, des propositions fictionnelles, qui possèdent leur logique interne, leur philosophie cohérente, tentant d’incarner des modes de vie, en chanson. Personne ne m’accuse de frayer avec la mafia italienne parce que j’aime Al Pacino dans ses rôles des années 1970. J’en reviens par ailleurs inéluctablement à cette conclusion: le fait que les films de gangsters et le rap faisant l’apologie du proxénétisme obtiennent autant de succès en dit bien plus sur nous que sur les artistes qui les produisent. «Get rich or die tryin’», dirait 50 Cent. Voilà ce qui nous obsède, nous, d’abord.
Enima, il est vrai, embrasse largement cette philosophie, dans ses entrevues comme dans ses chansons. Dans un entretien, je l’ai entendu vanter l’omniprésence de la compétition, en Amérique du Nord. Ayant immigré au Canada à l’aube de l’adolescence, il a été fasciné immédiatement par le règne de la compétition. Tout le monde en Amérique du Nord veut finir premier, soulignait-il. Je lui ai demandé s’il ne trouvait pas cela démoralisant. Mais non. Ça le motive, m’a-t-il expliqué. À ce moment-là, en buvant mon latte, j’ai eu l’impression d’écouter un laïus de Gordon Gekko, tiré du film Wall Street. Chacun pour soi et que le meilleur gagne! J’ai ensuite demandé à Enima si parfois, il fallait laisser une place à la coopération, afin de pallier les excès de la compétition. Non. Pas prêt à dire ça. Pas pour le moment. J’ai alors aussi compris que dans sa vision du monde, l’exclusion de la coopération sociale et celle de la vie sentimentale allaient de pair. La mise en avant de soi, toujours, doit primer.
Le rappeur Kanye West a fait couler beaucoup d’encre, l’an dernier, en appuyant le président Trump et en affirmant au passage que l’esclavage était un choix. Évidemment, c’était une affirmation horrible. Mais il ne faudrait pas s’arrêter là. Tentons encore de dépasser la condamnation facile. Que recélaient ses paroles sinon une adhésion complète à la logique néolibérale, voire à des germes de l’idéologie libertarienne? La «liberté» absolue, jusqu’à l’anarchie capitaliste. Si l’on déplie jusqu’au bout la logique de Kanye West, il faut en conclure qu’à ses yeux, la liberté est un donné naturel qui se pense indépendamment des rapports sociopolitiques et qu’en ce sens, chacun serait toujours déjà libre, au point de pouvoir se sortir de n’importe quelle situation – les structures d’oppression sociale ne seraient qu’une invention de la gauche et la liberté n’aurait aucune condition institutionnelle. On connaît la chanson: si moi, j’y suis parvenu, tout le monde le peut. Travaillez fort, vous êtes une PME, vous êtes une marque de commerce, vous êtes vous-même un produit de consommation, faites fructifier votre capital humain. La philosophie de Kanye West est l’incarnation même de cela, et la pensée d’Enima s’inscrit dans la foulée.
Si cette rhétorique peut donner froid dans le dos à certains, force est aussi de constater qu’elle existe dans tous les domaines. Elle ne se limite pas au monde du rap, ce qui serait bien trop facile. C’est une idée qui nous arrange. Pour plusieurs écrivains et plusieurs maisons d’édition, il faut vendre des livres, qu’importe ce que ces livres disent. C’est la même chose au cinéma grand public, bien souvent. L’art devient alors une affaire strictement personnelle, détournée des institutions publiques, animée par l’artiste en exercice d’autopromotion constante. Le hip-hop populaire cherche à révolutionner le monde, je le crois fermement, mais seulement en s’imposant lui-même. Et force est d’admettre qu’Enima fait bien du rap populaire, qui perce malgré le silence des médias de masse, malgré l’absence de subventions. Il réussit, précisément, du moins en apparence, par lui-même et pour lui-même.
Or, cette mentalité, tressée, pour ses critiques, d’illusions, est au fond à l’image d’une bonne proportion «des gens ordinaires»: ceux qui ont voté pour la CAQ; ceux qui ont élu Donald Trump, Doug Ford; tous préoccupés par leurs propres problèmes, se mettant eux-mêmes de l’avant par-dessus tout. Ils les ont élus parce qu’ils disaient en somme que la meilleure façon de «s’en sortir» est de ne compter sur l’aide de personne.
Il n’y a pas matière à s’étonner qu’un si grand nombre de rappeurs placent l’insulte de leurs rivaux au cœur de leurs chansons. Il n’y a pas à s’étonner non plus que ces insultes mènent souvent à des altercations réelles, même entre des hommes mûrs de presque quarante ans, comme l’été dernier à l’aéroport de Paris-Orly, quand les rappeurs Booba (qui trouve bonne en «tabernacle» la musique d’Enima) et Karris en sont venus aux coups. Certes, on peut rire d’eux, trouver ça enfantin, mais cela nous fait à nouveau manquer l’occasion de comprendre quoi que ce soit à propos du monde qui nous entoure. Pire, ça nous empêche de comprendre une partie de ce que nous sommes. Et en quoi, me demanderez-vous?
Je vous répondrai par une autre question: faut-il s’étonner que la gauche piétine depuis vingt ans au Québec? La gauche est déconnectée, dit-on de l’autre côté. Prisonnière de ce que les partisans de Radio X nomment le dôme du Plateau-Mont-Royal. Dix députés solidaires ont été élus aux dernières élections, et ça a été vu comme une avancée majeure. J’habite une des circonscriptions solidaires, et j’ai gagné mes élections. Si vous lisez ces lignes, il y a des chances que vous vous trouviez dans la même position. Or, si nous voulons que la gauche mène le Québec un jour, il faut d’abord tenter d’écouter du Enima sans juger.
Herméneutique du hip-hop
J’ai assisté à une conférence du chercheur en hip-hop studies Jarrett Martineau à l’été 2017, tenue dans le cadre du festival hip-hop montréalais Under Pressure. La salle était conquise d’avance à son discours défendant la force décolonisatrice du hip-hop dans certaines communautés de la nation crie. La démonstration était élégante, le conférencier, animateur à CBC, éloquent. Mais une question me faisait trépigner. En citant des gens comme Édouard Glissant et Franz Fanon dans sa conférence, Martineau m’avait charmé. J’adhérais aux idées et à l’univers de références qu’il mobilisait. Le hip-hop marginal, il est vrai, possède cette force décolonisatrice, nécessairement collective. Mais tout de même, ai-je osé lui demander, que faire de l’individualisme extrême véhiculé par le hip-hop, qui fait de l’avancement personnel une priorité absolue? Dans ma question, j’évoquais le livre Knocking the Hustle: Against the Neoliberal Turn in Black Politics, de Lester K. Spence, de l’Université Johns-Hopkins, paru en 2016. Le titre fait référence à une pièce de Jay-Z, qui affirme au contraire qu’il est impossible de critiquer le hustle («Can’t Knock the Hustle», 1996), un terme que je traduirais par «l’ingéniosité affairiste». Spence défend l’idée que l’effort individuel mis de l’avant dans le hip-hop par ce terme quasi universellement célébré fait complètement abstraction des conditions sociales, bien plus puissantes que toute personne isolée. Voilà le visage caché du néolibéralisme dans le rap. C’est d’ailleurs la même chose que critique Ta-Nehisi Coates dans le premier essai de son recueil We Were Eight Years in Power (2017), qui remet en question le moralisme conservateur d’un Bill Cosby, qui, bien avant sa condamnation pour agression sexuelle, rejetait déjà sur l’individu la responsabilité d’à peu près tout. Coates critique aussi ce moralisme individualiste chez Barack Obama, et avec pertinence. Par ailleurs, Coates a lui-même été sévèrement remis en cause par l’illustre penseur de la «rage nihiliste» Cornel West, qui lui reprochait d’être d’abord préoccupé par la vente de ses livres, et non par le changement social. West est même allé jusqu’à dire que Coates était un outil du néolibéralisme.
La réponse de Martineau à ma question m’a scié. «Il faut essayer de tirer les choses de l’autre côté», a-t-il dit, en promouvant le rap décolonisateur au sens traditionnel de la chose, en pensant l’universalisme des luttes, en somme, et ce, au détriment de la force politique bien réelle du gangsta rap, telle que défendue notamment par Philippe Néméh-Nombré dans le numéro 322 de Liberté. Comme si un chercheur, un herméneute, avait pour tâche de modeler le monde davantage que de le comprendre. Comme si un penseur avait pour but premier de peindre la toile et non de l’analyser. Le peintre peint, c’est un bricoleur, et s’il intellectualise trop l’impulsion créative avant de poser la couleur sur la toile, tout est foutu. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’à l’inverse, un penseur ne peut pas s’insérer dans le monde, agir sur lui pour le transformer. Ce serait grossier comme affirmation. Simplement, pour le changer, il faut d’abord qu’il le comprenne. En un mot: Marx est important parce qu’il a écrit Le capital, et non parce qu’il a planifié le dépassement du capitalisme. Le problème, pour en revenir au hip-hop, c’est que plusieurs penseurs du milieu des hip-hop studies souffrent d’une maladie grave, que j’ose croire curable: ils se croient plus intelligents que ceux qu’ils analysent.
Pourtant, comme Enima me l’a bien dit l’après-midi où nous nous sommes rencontrés sur Jarry Est: «On n’est pas des imbéciles.» Et ce n’est pas à moi de lui dire comment vivre sa vie. C’est à moi d’aller à sa rencontre, toutefois, et de tenter de le comprendre. Pas de seulement tricoter des théories élégantes sur le rap. Son passé criminel, qu’il affirme, sur disque, ne pas le rendre fier, qu’il dit derrière lui, rapporte pas mal plus que ma job de prof, m’a-t-il lâché sans broncher. Et moi de lui répondre: «Je sais.»
Depuis deux ans, je sens que je porte une lourde responsabilité. Je suis devenu quelqu’un que les médias appellent lorsqu’ils ont besoin de citer un «expert» sur le sujet hip-hop de l’heure, que ce soit pour La Presse ou Le Devoir. On me demande indistinctement de parler de Cardi B ou de Médine. Or, je ressens bien la nécessité vitale de ne pas reproduire la marginalisation des rappeurs déjà marginalisés. Mais comment, ce faisant, répondre aux critiques adressées contre un Enima, par exemple?
Lorsque je préparais ce texte, deux amis m’ont entretenu au sujet de ma rencontre avec Enima. Le premier, un propriétaire de commerce dans le Mile Ex, n’en revenait pas que je «cautionne» le type. Mon intérêt pour le hip-hop allait, selon lui, trop loin. Ça passait tant que je ne faisais que parler d’objets appartenant au «folklore» hip-hop, comme Tupac Shakur ou Biggie Smalls. Mais avec Enima, c’en était trop. Comme si la réalité dépeinte par le gangsta rap ne devait m’intéresser que «sous vitre», en quelque sorte, et non incarnée, par un homme qui habite à quelques kilomètres de chez moi. Le deuxième, un ami ghano-québécois, plombier et résident de Parc Ex, m’a au contraire longuement parlé de l’importance de tendre l’oreille vers ce qui se passe dans la rue. «Les médias t’écoutent lorsque tu parles», m’a-t-il dit. «Alors tu ne peux pas seulement parler de Loud ou de Dead Obies, comme tous les autres.» J’ai choisi la deuxième voie. Je ne pouvais me résoudre à reproduire cette invisibilisation, à «tirer les choses de l’autre côté», comme si je tirais une couverture pour me couvrir les yeux, comme si je posais un filtre sur le réel.
Enima aime l’argent. Ce n’est pas nouveau dans le rap, mais c’est quelque chose qui est souvent critiqué avant d’être compris. L’argent lui-même n’est pas le but, m’a-t-il expliqué. C’est simplement que, partout autour de lui, en grandissant à Saint-Léonard, il a vu des jeunes Italiens se plaindre le ventre plein, clés d’auto neuve en main, alors que lui devait se rendre à l’école en autobus. Il aurait voulu être comme ceux qui l’entouraient, être placé sur un pied d’égalité.
Ça a commencé par le vol d’une paire de chaussures. Puis, ça s’est poursuivi avec d’autres choses, tant et si bien qu’il a fini en centre d’accueil. Au cours de la vingtaine, Enima s’est mis à faire de l’argent avec sa musique. S’il avait eu des sous dès le départ, m’explique-t-il, sa musique aurait assurément été différente. Aujourd’hui, il ferait peut-être même une musique «qu’eux veulent entendre», à savoir les médias traditionnels. Ou en tout cas pas celle que, moi, je veux entendre, le réel étant trop important pour être mis de côté dans le rap; c’en est la colonne vertébrale. La fixation sur l’argent est d’ailleurs au cœur du tout premier rap engagé de l’histoire, The Message, de Grandmaster Flash and the Furious Five (1982). La réalité du matérialisme, au sens holbachien du terme, nous place devant la fatalité: un jeune qui grandit dans un milieu immigrant modeste peut difficilement ne pas admirer ceux qui sont en moyens autour de lui. Le fait de vouloir de l’argent est donc lié à une soif de liberté et de reconnaissance sociale, ni plus ni moins. Dans le classique de 1982, on en fait la condition nécessaire à l’émancipation. Or, si ceux qui font de l’argent sont les proxénètes et les vendeurs de drogue, c’est donc eux qu’on admirera. Le refrain de The Message, souvent cité, donne toutefois la clé pour sortir de ce cycle infernal: «je m’émerveille du fait que je puisse garder la tête hors de l’eau». Cet émerveillement des artistes naît du fait que la créativité offre une voie insoupçonnée d’émancipation et de libération. Enima reprend ce schéma tel quel. Il s’en est sorti par le crime, puis s’est émerveillé de sa propre créativité, qui elle-même pouvait le libérer.
Je discutais avec une collègue prof de philo à propos de mon entrevue avec Enima, laissant tomber, après deux pintes, que j’admirais son intelligence, du fait qu’il savait se remplir les poches. Ma collègue a aussitôt déconstruit mon admiration: faire de l’argent n’est pas le premier signe de l’intelligence, soutenait-elle. Mais justement, lorsqu’on en a, de l’argent, il ne dit rien et ne signale rien, sa recherche non plus. Mais lorsqu’on n’en a pas, pour citer à nouveau Kanye West, l’argent devient tout («having money’s not everything, not having it is», rappe-t-il dans Good Life). Et à moins de tomber dans une admiration chrétienne du dénuement, la pauvreté, je tiens à le rappeler, n’a strictement rien d’admirable en essence.
Pour la suite du rap
Depuis qu’il a été acquitté d’une accusation de possession d’arme, cet automne, les choses semblent aujourd’hui aller mieux pour Enima. Il entrevoit le futur avec un début d’optimisme. Si les choses continuent de bien aller, il compte bien implanter un centre communautaire dans son quartier, pour aider ceux qui traînent dans les parcs, comme lui le faisait. Mais cet intérêt communautaire reste profondément local. Pas question d’ouvrir les bras à ceux qui lui ont claqué la porte. Pas question de s’intéresser à la communauté hip-hop au sens large. L’intérêt premier d’Enima, c’est la famille, puis viennent ceux qu’il semble considérer comme sa famille adoptive. Personne d’autre. La proximité immédiate prime sur tout, le noyau dur est vu en opposition au monde qui l’entoure. Le rappeur sait bien que l’argent n’est pas le but ultime puisque «les dollars n’éliminent pas la haine», comme il le chante.
Sur la pochette de son album OPN, paru en 2018, on peut voir la statue d’un homme qui se fait couronner. La figure du roi traverse l’histoire du hip-hop, si bien que j’ai demandé candidement à Enima: roi de quoi, au juste? «Roi de soi-même», m’a-t-il répondu. La volonté de régner émerge dans la vie de rue, là où la domination du territoire est à la base de toute chose. Le hip-hop a importé cela dans l’art: il faut dominer un territoire artistique, afin d’atteindre la liberté de création totale. En fait, le désir d’autonomie est tel qu’il mène presque à l’isolement, voire au recueillement. À preuve, «OPN» est l’acronyme de la locution latine ora pro nobis : priez pour nous. Isolé socialement, donc, le sujet rappeur est cependant aussi ouvert au futur, aux mains tendues, d’un point de vue spirituel. Enima se dit croyant, usant de l’argument de Victor Hugo voulant qu’une si bonne horloge doit nécessairement avoir été l’œuvre d’un horloger.
Je relisais l’été dernier La chute, de Camus. Tout au long du livre, un homme fait un monologue adressé directement au lecteur. Le personnage se présente à nous comme un juge-pénitent. Ce drôle de titre est expliqué tout au long du récit. L’homme nous dit qu’il n’avait toujours aimé que lui-même, que les autres n’étaient rien d’autre que des pions à utiliser pour son propre plaisir. Il dit aussi que tout le monde veut au fond de lui être un gangster. Il confesse des choses horribles, mais affirme qu’il est toujours trop tard pour être absous de ses fautes. L’angoisse montait au fil de ma lecture. Je me sentais enfermé dans l’esprit du narrateur, exilé à Amsterdam, en marge du monde. La force de Camus est de montrer ce que nous sommes. Dans L’étranger, Camus souligne que nous songeons tous à l’exil, à devenir des criminels en fuite. Enima aussi y songe, à peine quinze ans après s’être installé au Québec, d’où on semble vouloir le chasser. Ce serait une erreur, de le chasser ou qu’il parte, je crois, parce qu’il fait partie de nous. Il est tout autant Québécois qu’Algérien, sinon davantage le premier.
Je pense à un article paru dans la revue The Source datant de 1993 à propos de Tupac Shakur, intitulé «2Pac: War Stories». Son auteure, Kim Green, termine l’article en s’adressant directement au rappeur: «S’il te plaît, ne meurs pas.» Cette chute, par son côté prophétique, me glace le sang. Trois ans plus tard, Tupac était abattu à Las Vegas. Enima m’a dit à plusieurs reprises que sa vie criminelle était derrière lui. Que la vie de la nuit ne l’intéresse plus. Il tente du mieux qu’il peut d’aller du studio à la maison, sans déroute. J’ai envie de lui dire, à lui aussi: «Ne meurs pas!» Les choses ne font que commencer. Et même si l’idée de pardon semble profondément problématique à travers l’histoire, par nécessité de mémoire, par respect de l’impardonnable, autant dans le christianisme que chez Camus, autant pour Enima que pour ses détracteurs, elle demeure un idéal qui peut servir à bâtir des ponts; des ponts qui, peut-être, pourront enjamber le boulevard Métropolitain.
NB: en janvier 2019, la Cour fédérale a rebiffé la requête de l’Agence des services frontaliers qui demandait l’expulsion d’Enima.
Jérémie McEwen enseigne la philosophie au Collège Montmorency. Chroniqueur philo sur les ondes d’Ici Radio-Canada Première, il a publié son premier essai, Avant je criais fort, aux Éditions XYZ en 2018.