Détaler comme un lapin
Il m’arrive, le soir, de me balader sur le terrain d’un hôpital psychiatrique abandonné pas très loin de ma maison. J’aime ce lieu, en bordure du lac Ontario, où les lapins profitent du crépuscule pour errer entre de sinistres bâtiments du XIXe siècle. Il y a quelque temps, à propos de promenades à vélo dans les cimetières que je fais avec mon garçon, mon amie Marie-Josée Lewis a émis la boutade suivante: «Ah! Ces hétérotopies où jouent nos enfants!» J’aime bien, il est vrai, ces lieux à part, et parfois je me demande si mon amour de l’université ne se situe pas à peu près dans cette zone affective, dans une volonté irrépressible de faire les choses lentement dans mon coin, par amour gratis. Bien sûr, je lis mes contemporains décrire les ruines de l’université néolibérale, mais quelque chose subsiste en moi comme une envie de m’y aventurer d’un pas allègre, comme ces lapins que je croise au Rockwood Asylum for the Criminally Insane(ça ne s’invente pas), ou comme mon fils qui hurle Sur le pont d’Avignon dans son siège de vélo à l’ombre des pierres tombales. Je dois bien être, d’une certaine manière, ce qu’on appelle un homme d’institution. Mais à condition de suivre la définition du mot qu’en offre l’ami Pierre Lefebvre (salut!), qui l’écrivait dans le numéro 288 de la vénérable revue que vous tenez dans vos mains, je le cite in extenso, vous excuserez la longueur de la chose. Son explication, me semble-t-il, montre bien comment les institutions peuvent être transformées en hétérotopies, en contre-espaces où se déploient des temporalités parallèles, légèrement closes sur l’extérieur du monde, à la fois normatives et utopiques:
S’il fallait en réduire la définition à son expression la plus simple, ou l’aborder pour ainsi dire dans sa nudité toute première, on pourrait avancer que l’institution est avant tout une volonté de défendre un idéal, citons en vrac, en guise d’exemple, et sans que cela soit exhaustif, la beauté, la justice, la vérité et la liberté. On conviendra que cette immense tâche n’a rien d’aisé. Malheureusement, elle se complique encore dans la mesure où une institution se doit aussi de contester ces mêmes idéaux. Ce qui fait qu’en plus de défendre ceux-ci dans ce qu’ils ont pour ainsi dire d’inatteignable, et qui précisément pour cette raison doit nous servir de boussole, une institution également moleste ce qu’elle chérit, c’est-à-dire qu’elle attaque et remet en question ce que tout ce qui peut exister comme pouvoir dans nos vies tente de nous faire avaler pour de la beauté, de la justice, de la vérité et de la liberté. En s’appuyant sur le vieil adage, ce qu’on pourrait dire, c’est qu’une institution est ce qui s’efforce d’être constamment du côté des lanternes et toujours à l’assaut des vessies. On pourrait même résumer le tout en concluant qu’une institution s’avère ainsi toujours achalante. Dès qu’elle arrive à faire son travail comme il faut, elle ne peut, fatalement, que se mettre quasi tout le monde à dos. C’est d’ailleurs là, oserais-je dire, son principal rôle — rôle politique s’il en est, mais aussi civilisateur, en entendant, ici, le terme dans son sens le plus noble et le plus généreux, soit celui qui fait qu’une communauté ne tient pas ensemble que parce qu’elle partage un marché et des offres de services.
Julien Lefort-Favreau est professeur à l’Université Queen’s. Il est membre du comité de rédaction de Liberté depuis 2012.