Économie

Rebâtir les fondations

Décloisonner la maison pour reconstruire les liens que le capitalisme a consumés.

Depuis le début de la journée, Marilou pleure. Elle est inconsolable. Après s’être séparée et avoir vendu la maison d’une valeur de 899 000$ qu’elle possédait avec son ex-conjoint, la femme de 28 ans a fait démolir l’intérieur de sa nouvelle demeure, du reste en remarquable état, afin de la remodeler au goût du jour. Mais la livraison du nouveau plancher accuse du retard et son déménagement est prévu pour dans exactement trois semaines.

Quelques mois plus tard, en plein cœur de l’été 2018, la nouvelle égérie québécoise de l’art de la table, esthète passionnée par les déclinaisons de blancs, fait part de ses réflexions philosophiques sur son compte Instagram: «Faire du ménage, trier, épurer, offrir tout ce que je n’utilise pas et me donner la peine de réfléchir avant d’acheter quoi que ce soit de nouveau me fait tellement de bien. […] j’ai envie d’utiliser la petite voix que j’ai via @troisfoisparjour pour donner des idées et promouvoir un Noël minimaliste et le plus écologique possible dans quelques mois, autant pour la maison que dans la cuisine (yum).»

Il faut sans doute nous méfier de ces marchands qui semblent suggérer que notre qualité de vie dépend de l’agencement de notre tablier au fini de notre comptoir de cuisine quand ils disent aspirer à faire la promotion d’un mode de vie «le plus écologique possible». Mais ce serait oublier que Marilou ne représente qu’une simple tendance de plus dans l’univers de la consommation de masse. Et que le capitalisme s’accommode de tout, même des préoccupations environnementales, pour autant que celles-ci ne freinent pas l’envie que nous, simples consommateurs, avons de nous ruer vers les produits que le marché a à écouler. Nous achèterons la nappe en lin naturel et le plat à tarte en grès, jusqu’à ce que le minimalisme bohème que vend la marque Trois fois par jour soit à son tour détrôné par la mode que réussira à imposer dans nos demeures le prochain Ricardo.

Les larmes de la nouvelle reine du logis auront toutefois eu le mérite de nous rappeler que, bien que l’on puisse appréhender l’origine et l’évolution de la société de consommation à travers le parcours d’une panoplie d’objets (la voiture, le jeans, le téléphone), la maison revêt parmi ceux-ci un statut particulier. Pilier de la sécurité individuelle, espace où se jouent les rapports familiaux, la maison représente à la fois un objet de désir et une source de stress financier dans le capitalisme avancé. Car depuis près d’un siècle, elle est devenue pour les classes moyennes le lieu d’une consommation intensive liée à la recherche sans cesse renouvelée de confort et de distinction et, plus récemment, un investissement qu’il s’agit de faire fructifier.

Le paradigme du jetable

«[L]e consommateur n’améliore vraiment sa réputation qu’en dépensant pour des superfluités», observait le sociologue américain Thorstein Veblen dans Théorie de la classe de loisir, un ouvrage paru en 1899. Basée sur le gaspillage, cette consommation ostentatoire a toujours été l’apanage d’une élite qui affirmait son statut social en faisant étalage de sa richesse. Or, ce privilège a progressivement été démocratisé dans les sociétés capitalistes comme moyen, entre autres, de pacifier les rapports entre patrons et ouvriers. En sortant les salariés de la tyrannie du manque pour mieux les faire entrer dans celle du désir, on en a fait un chaînon essentiel du mode de production typique du capitalisme industriel: leur pouvoir d’achat leur permettrait de consommer ce que la société produit en trop. C’est ce que les économistes marxistes Paul Baran et Paul Sweezy avaient nommé l’absorption du surplus (aucun lien avec le papier essuie-tout, quoique…). L’accès à la propriété se développant après la Seconde Guerre mondiale, la maison et les biens durables qu’elle regroupe ont depuis contribué pour une grande part à remplir cette fonction.

Pour leur projet Life at Home in the Twenty-first Century, les anthropologues Anthony P. Graesch et Elinor Ochs, l’archéologue Jeanne E. Arnold ainsi que le photographe Enzo Ragazzini se sont immiscés dans la demeure de 32 familles américaines de classe moyenne pour documenter leur manière d’occuper l’espace domestique. L’équipe de chercheurs a découvert des univers encombrés d’objets qui perturbent la tranquillité d’esprit de leurs occupants, en particulier celle des mères, à qui revient majoritairement la tâche de gérer cet excédent. Avec leurs chambres et salons qui débordent de jouets pour enfants, leurs sous-sols aux allures de dépôt alimentaire, et leurs baignoires et douches inutilisables parce que remplies de vêtements trop nombreux pour trouver une place dans les garde-robes, ces maisons dévoilent dans toute son absurdité la logique de la croissance. On ne peut les appeler «foyers» que dans la mesure où le risque incendiaire y est assurément fort élevé.

Ces ménages n’ont rien d’exceptionnel; ils ne sont que la manifestation de la vie sous l’empire de l’abondance, dont Sarah Vanhee, qui était invitée au Festival TransAmériques en mai dernier, a su capter l’essence. L’artiste belge a fait des détritus la matière première de sa performance Oblivion. Vanhee, qui voulait réfléchir à la valeur des déchets que nous générons, a amassé pendant un an, dans des boîtes, l’ensemble des objets qui auraient normalement pris le chemin de la décharge. Elle en dispose ensuite le contenu sur scène et fait part au public de ses réflexions sur son rapport à ces objets et sa responsabilité quant à eux. Au bout d’environ deux heures, rouleaux de papier de toilette, cartons de jus d’orange, pots de yaourt, tubes de dentifrice, bouteilles et contenants en tout genre forment une étendue qui donne à la scène des airs de dépotoir ordonné. Marilou, si elle avait reproduit cette expérience, aurait dû, une fois ses rénovations terminées, vivre pendant un an avec des montagnes formées de gypse, d’armoires de cuisine et de cuvettes de toilette rendues désuètes par la mode du moment. Intentionnellement ou non, Vanhee rappelle ainsi à notre conscience que c’est aussi le devenir-déchet de notre monde matériel qui assure le cycle jamais assouvi de la consommation. En effet, tout ce que l’industrie produit est voué à être jeté. Le problème n’est donc pas tant que nous produisons trop de déchets; le problème des économies capitalistes, c’est qu’elles ne produisent que des déchets.

La sociologue américaine Juliet Schor verrait sans doute dans ces détritus une manifestation du «paradoxe de la matérialité». Consommer est un geste éminemment symbolique, dit-elle: nous choisissons une marque plutôt qu’une autre en fonction des valeurs qu’elle véhicule. Ainsi, nous n’achetons jamais qu’un vulgaire objet; au contraire, comme peut nous en persuader la publicité, nous achetons la liberté, l’assurance, la féminité et la masculinité, la protection, etc. Mais, alors que la valeur symbolique de la consommation n’a jamais été aussi importante, celle-ci engendre un gaspillage toujours plus grand qui montre que nous valorisons en revanche trop peu notre environnement matériel et physique. Sous l’effet de la mode et de l’usure prématurée, jamais n’avons-nous par exemple remplacé nos vêtements aussi rapidement. Et ce gaspillage est rendu d’autant pire que ces vêtements sont majoritairement fabriqués à des milliers de kilomètres de chez nous, alors qu’il y a moins d’un siècle, le Québec était encore un lieu de haute production manufacturière.

Le paradoxe de la matérialité semble en fait inhérent à la société de consommation, et les tonnes de plastique qui étouffent les océans de la planète ne signalent que le retour du refoulé d’un modèle économique mortifère. Mais il faut bien admettre que le rythme de remplacement des objets s’est accéléré, comme le souligne aussi Hartmut Rosa dans son essai Aliénation et accélération : «[E]n fait, nous renouvelons les structures matérielles de nos mondes vécus […] à des rythmes si élevés que nous pourrions presque parler de “structures jetables”.» La maison, une fois de plus, n’échappe pas à ce phénomène. Alors que les dépenses en rénovation représentaient en moyenne 19% des investissements résidentiels au Québec dans les années 1960, cette proportion est grimpée à 51% au cours de la décennie 2010. La rénovation domiciliaire représentait ainsi en 2016 un marché de 12,3 milliards de dollars.

Le gaspillage s’accélère alors que le rythme de production des objets augmente, plongeant le besoin de reconnaissance et la peur de l’exclusion dans une surenchère qui n’a d’égal que les intérêts payés sur les multiples dettes qu’accumulent les consommateurs. Comme les salaires ne progressent que timidement depuis une trentaine d’années, la participation à la société de consommation exige désormais une discipline phénoménale. Elle requiert que l’on rembourse des dettes qui ne cessent de gonfler. Acheter nous enfonce dans cette spirale, mais sert en même temps d’exutoire. La dépense est vécue comme un moment de libération, celui où nous nous récompensons pour le travail pénible auquel nous sommes astreints par nos dettes et notre mode de vie. Une contradiction terrible. L’accès à la propriété a été soumis à cette logique infernale. Au milieu des années 2000 aux États-Unis, des gens qui n’avaient ni emploi, ni revenu, ni actifs se sont vu offrir des prêts hypothécaires par des institutions qui leur promettaient d’accéder, enfin, à leur rêve de devenir propriétaires. On connaît la suite de cette histoire, où l’appétit du secteur bancaire a au bout du compte poussé des milliers de familles à la rue.

Décloisonner la maison

L’Américaine Kate Wagner tient le blogue «McMansion Hell», qui décrypte sur un ton humoristique l’esthétique des banlieues américaines et de leurs monster houses. Ces demeures surdimensionnées et construites avec des matériaux de piètre qualité sont d’autant plus monstrueuses que leur architecture puise dans une multitude de styles que Marilou renierait certainement. Wagner écrivait dans un article paru début 2018 dans la revue Curbed: «Il est temps que nous considérions la maison comme un lieu à habiter, plutôt que comme un objet à consommer.» Habiter l’espace plutôt que le consommer est de fait la voie qui s’impose à nous pour sortir de l’impasse dans laquelle nous avons été entraînés. Cela nous oblige par contre à nous questionner sur les implications d’un tel renversement.

Il faut dire d’emblée que la seule manière de diminuer notre consommation, ce n’est pas, comme le prétendent certains, de prendre l’argent que l’on aurait utilisé pour se procurer un manteau Canada Goose et de le verser dans un compte d’épargne libre d’impôt. Du moins, ce n’est pas le genre de geste qui risque d’ébranler les fondements de la société de consommation – d’autant plus que, leur envie n’ayant été que temporairement réfrénée, certains pourraient être toujours autant tentés par ce manteau au superbe col de fourrure de coyote. Non, consommer moins signifie travailler moins pour autrui, et davantage pour soi et sa communauté. Il s’agit de rebâtir le tissu social que le marché capitaliste a cherché à remplacer par des marchandises. Autrement dit, dans un contexte où chacun serait appelé à participer davantage à la production collective des biens et services nécessaires à la reproduction de la vie et au bien-être, le temps passé à travailler pour des entreprises de type capitaliste devrait aussi diminuer, nous amenant du coup à consommer moins – et, éventuellement, à désencombrer nos demeures pour tendre vers un réel minimalisme. La diminution de la consommation n’est donc pas ici comprise comme un sacrifice ou une ascèse, mais comme le propre d’un modèle économique où tant le monde matériel que le monde social sont valorisés sans être exploités.

Les activités qui participent de la reproduction de la vie se sont longtemps déroulées à l’intérieur de l’espace domestique. La maison était – et est en fait toujours – le lieu d’une activité sociale intense et les relations les plus élémentaires y sont entretenues: préparer à manger, apaiser un chagrin, laver des vêtements, soigner un proche. Les objets qui peuplent notre quotidien avec la prétention de le rendre plus beau ou plus efficace, même s’ils ne se substituent pas à ce travail de soin, interfèrent néanmoins avec ces rapports humains dans la mesure où ils nous obligent à travailler suffisamment pour toucher un revenu à la hauteur du mode de vie propre à notre classe sociale. C’est en partie ce qui explique que le temps de travail n’ait jamais été réduit de manière considérable, malgré les gains de productivité amenés par l’industrialisation puis la robotisation. Il continue plutôt de meubler la majeure partie de la vie, laissant peu de temps pour le travail de soin, depuis longtemps invisibilisé et déprécié puisque assumé en majorité par les femmes.

Il serait dès lors temps, pour revaloriser ce travail invisible et le partager de manière plus équitable, de songer à décloisonner l’espace domestique. Sortir de l’espace privé un travail qui, dans des endroits comme le Québec, a été en partie collectivisé grâce à l’implication de l’État, mais qui est menacé par la préférence de nos gouvernements pour l’austérité budgétaire. Ce serait d’ailleurs un moyen d’éviter que les femmes ne se retrouvent à nouveau avec le fardeau de la production domestique sous prétexte qu’elles seraient plus aptes ou «naturellement» portées vers ce type de travail. Il faudrait donc renforcer les institutions actuelles, mais aussi en créer de nouvelles qui nous permettent collectivement d’éduquer les enfants, de cultiver et de préparer des aliments, d’entretenir nos milieux de vie. On peut penser ici aux centres de la petite enfance, aux jardins communautaires, tout comme à certaines coopératives de travail ou encore aux entreprises agricoles soutenues par la communauté.

Nul besoin de se remettre à tout faire à la main, mais nous n’aurons sans doute pas le choix de renouer avec des savoir-faire qui ont été abandonnés, et d’en développer de nouveaux qui ne seront pas nécessairement économes en main-d’œuvre, mais qui le seront en ressources. Produire des aliments en respectant le rythme de renouvellement des ressources naturelles et les équilibres écologiques, fabriquer des vêtements sans avoir recours à des quasi-esclaves, construire avec des matériaux durables et fabriquer des objets voués à être réparés: ce type d’économie sera nécessairement plus chronophage, surtout si l’on décide de l’organiser de manière démocratique, mais il aura le mérite de ne pas être destructeur et aliénant.

C’est déjà, en quelque sorte, le type d’économie qui émerge lorsque des sociétés traversent des crises économiques. Lorsque l’argent perd sa valeur et que les salaires ne suffisent plus à acheter les marchandises offertes en magasin, que les commerces mettent la clé sous la porte, quand les cheminées des usines s’éteignent, les communautés n’ont alors d’autre choix que de se prendre en main pour répondre à leurs besoins en créant de nouveaux marchés, de nouvelles formes d’entreprises. On l’a vu à Detroit, à Buenos Aires, à Athènes, partout en somme où le capitalisme a fait des ravages. Mais il serait malheureux d’attendre la prochaine grande crise pour se réinvestir dans la vie citoyenne et communautaire. L’ampleur du changement qui s’impose pour retrouver les moyens de s’occuper les uns des autres et pour prendre soin de la nature devrait au contraire nous inciter à mettre la main à la pâte dès aujourd’hui. Il ne faudrait cependant pas se leurrer en pensant que l’on trouvera les ingrédients d’une telle révolution dans une recette de smoothie vert.

Julia Posca est sociologue et chercheuse à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques.

N° 323: Économie

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