Retrouver le sens de l’économie
Entretien avec Felwine Sarr
Felwine Sarr est économiste et enseigne à l’Université Gaston-Berger, près de Saint-Louis au Sénégal. Ses ouvrages Afrotopia (2016) et Habiter le monde: essai de politique relationnelle (2013) explorent l’appartenance à un monde commun ainsi que les voies d’émancipation de l’Afrique d’aujourd’hui. En 2016, avec le philosophe Achille Mbembe, il a présidé à l’organisation des premiers Ateliers de la pensée, à Dakar et à Saint-Louis, grand événement où penseurs, écrivains et universitaires africains et de la diaspora sont conviés à réfléchir aux transformations du monde contemporain. En 2018, Sarr a également codirigé, en France, la production d’un rapport sur la restitution du patrimoine africain aujourd’hui conservé dans les musées européens.
À la base de ce dossier, il y avait la volonté de mener une réflexion sur la façon dont l’économie est instrumentalisée dans le discours politique. Êtes-vous d’accord avec la proposition selon laquelle «l’économie» serait un terme galvaudé, faisant aujourd’hui l’objet d’un détournement idéologique qui le réduit à son acception essentiellement comptable?
Je le pense certainement, étant moi-même enseignant d’économie depuis plusieurs années. Déjà, dès que vous dites «économie», il y a une réduction à la version néoclassique, dominante, de l’économie. On pense: formalisation mathématique à outrance, usage des statistiques, et on oublie en fait que l’économie est une discipline traversée par une histoire, par l’anthropologie, la sociologie. On oublie que dans la discipline, il y a de l’hétérodoxie, bref que cette discipline est une science humaine et sociale, d’autant plus qu’elle se trouve à la croisée des sciences humaines. Elle sait tout à fait utiliser des outils qui viennent des autres sciences humaines. Évidemment, depuis maintenant un siècle, elle a cédé à la tentation de l’extrême formalisme, c’est-à-dire qu’elle s’est pensée, dès le XIXe siècle, sous le modèle scientifique, et il me semble qu’elle a toujours eu le complexe des sciences exactes ou dures, et donc elle a utilisé à outrance les outils quantitatifs. Mais on oublie qu’en fait, l’économie est un fait social, et que le sujet et l’objet des sociétés humaines, ainsi que le comportement des individus, sont très peu dissociables. Fondamentalement, si l’économie veut redevenir intelligente – car elle peut être très savante, hyper spécialisée, mais néanmoins peu intelligente –, elle doit être capable d’articuler toutes les composantes du monde qu’elle observe.
On l’a vu par exemple lors de la crise de 2008: nous avions des économistes qui étaient très spécialisés dans la finance, mais qui n’ont pas vu venir la crise, car ils n’ont pas su avoir une réflexion qui mettait en lien tous les éléments de contexte. Je suis donc très d’accord pour dire qu’il faut élargir à nouveau le champ de cette discipline; ce que cette discipline signifie et la manière dont on l’appréhenderait.
L’économie, dans les médias de masse, nous est présentée un peu à la manière de la météo: on nous dit qu’il y aura des averses, des orages, puis, sur le même ton, des fluctuations sur les marchés financiers, comme si les faits économiques constituaient un donné immuable. Les indicateurs économiques sont parfaitement naturalisés, comme d’ailleurs les mécanismes du capitalisme. Dans les sociétés occidentales, il apparaît assez clairement que cela sert à maintenir et à consolider l’hégémonie néolibérale, pour le dire vite. Mais ne pourrait-on pas dire aussi que cela reproduit les fractures ou la subordination des pays du Sud à ceux du Nord?
Je pense qu’il y a deux problèmes à relever. Le premier est que la discipline est en proie à ce qu’on peut appeler une tentation nomologique – pour nomos, le fait de faire des lois. Elle observe des régularités empiriques, mais elle ne se contente pas de cela: elle veut trouver des causalités, en faire des règles, sur le modèle du vivant, de la physique, de la nature; des lois qui sont permanentes. C’est un vrai problème, car son propos se veut issu d’une certaine expertise, ce qui est déjà un biais à soulever. Le deuxième problème est de l’ordre du discours: on légitime un certain discours économique en invoquant sa scientificité, mais en réalité, il ne prend que très peu de recul par rapport à lui-même. Il n’indique pas sa part de contingence, ni les fragilités de ses hypothèses, ou le caractère vraisemblable, mais point véridique, de ce qu’il raconte. Or, ce discours construit néanmoins sa légitimité sur la base d’une autorité scientifique, en prenant bien soin de ne pas révéler ses fondements. On évacue ce faisant toute réflexion épistémologique sur la validité des hypothèses et des théories.
C’est un problème des discours dits scientifiques: à un moment, ils se transforment en discursivité hétérogène et ont pour but de s’imposer comme des absolus. Mais de mon point de vue, la vraie crise du système économique est moins dans ses discursivités énoncées comme vérités absolues que dans le fait que le système économique est incapable de remplir sa fonction première, soit de répondre aux besoins des populations humaines de façon adéquate, en allouant correctement les ressources. Et pour moi, cette crise est structurelle dès l’instant où deux tiers de l’humanité se voient exclus des bienfaits primordiaux de ce système. La crise profonde est là: le système ne permet pas à la majorité des humains de cette planète de répondre à leurs besoins. C’est une véritable crise de sens, une crise éthique.
C’est là, peut-être, qu’on peut plonger plus spécifiquement dans vos travaux, car ce problème est aussi une crise des imaginaires, en ce sens qu’il devient difficile de penser des institutions et des modèles autres, qui dérogent du discours dominant. On le voit notamment dans le cas de l’Afrique: vous remarquiez récemment qu’on projette une multitude de discours sur ce continent, en faisant l’impasse sur la nécessité, pour les sociétés africaines, de formuler elles-mêmes leur modèle, de trouver un équilibre entre le politique, la pensée économique, la culture…
Absolument, il y a ce refus d’envisager une pluralité des mondes, une pluralité des modalités de réponse. Tous les groupes humains, quelle que soit leur historicité ou leur géographie, ont fait face à des défis qu’ils ont tenté de résoudre, et le défi économique est l’un des premiers. On est dans un environnement déterminé par des contraintes de ressources, démographiques, climatiques, techniques, et toujours les humains produisent des formes d’économicité pour répondre à ces problèmes. Certains les résolvent dans une économie relationnelle, où l’échange est articulé autour d’une relation produite entre les individus. D’autres sont des économies de don et de contre-don; l’anthropologie économique est en fait très riche de ce point de vue. Elle nous montre qu’il existe une pluralité de formes et surtout, elle nous indique qu’aucune forme ne relève de la naturalité. Les formes sont toujours des productions sociétales qui, dans un contexte donné, tentent, par essais et erreurs, de répondre à des besoins, en sélectionnant des stratégies qui sont intéressantes dans leur contexte.
Lorsqu’il s’agit de l’Afrique, on prétend que ce continent cumule un retard et donc qu’il n’a rien à inventer, qu’il doit plutôt suivre le modèle des autres, en faisant fi de son historicité, en faisant fi de ses géographies, de ses ressources culturelles, et en faisant comme s’il y avait un prêt-à-porter sociétal qui était là, un one size fits all, et qu’on pouvait le répliquer dans tous les espaces pour répondre à tous les problèmes. Pour moi, c’est une erreur épistémologique fondamentale.
Il y a aussi une sorte de condescendance: pourquoi certains groupes humains ne seraient pas en mesure de produire des formes économiques, politiques, culturelles qui répondent à leurs besoins adéquatement? Pourquoi n’admet-on pas le droit à la pluralité des réponses? Sur le continent africain, je le vois; j’enseigne à l’université des modèles économiques, puis je sors dans la rue, je vais au marché, je parle avec les gens, et je vois bien qu’ils ont une économie populaire qui est intelligente, efficiente, qui a bien sûr des limites, mais qui a énormément de qualités et d’avantages qu’on pourrait étudier pour établir ce qui fonctionne, afin de l’extrapoler à d’autres échelles… Mais on ne le fait pas. On regarde cela un peu de haut, on la nomme «économie informelle», on la pense par la négative, en rapport à une économie qui serait formelle et qui serait le modèle à suivre et, du même coup, on s’empêche de penser ces formes d’économicité émergentes qui répondent aux besoins des Africains.
La majorité des Africains sont nourris par ce qu’on appelle l’économie informelle, c’est-à-dire des pratiques qui échappent à la régulation, à la loi, à l’encadrement étatique. Ils ont tout à gagner à s’y tenir, puisque le système néolibéral joue en leur défaveur. On semble néanmoins perpétuer une forme de cécité, fondée sur une illusion de l’universalité des modèles économiques. Cette prétention à l’universalité est une erreur. Le modèle dominant actuel est très précisément situé: il est né en Europe occidentale, il a été articulé principalement par des penseurs qui observaient les comportements économiques dans leurs sociétés et qui ont ainsi systématisé des relations entre variables économiques. Et depuis, l’économie s’est constituée comme une discipline qui oublie que, lorsqu’elle est confrontée à des géographies plurielles, diverses et riches, elle doit se réadapter, réinterroger ses postulats de base, ce qu’elle ne fait pas. La grande erreur est là: nous considérons qu’il y a une théorie économique comme en surplomb, et que le réel doit y être enchâssé. Or, c’est l’inverse qu’il faudrait faire, c’est-à-dire adapter les économies à la réalité, observer les économies sur le terrain et réfléchir, à partir de ce qu’on relève, à la façon de les théoriser.
On constate aujourd’hui que même dans les sociétés du Nord, la part informelle de l’économie tend à s’accroître. Or, le droit n’en tient pas compte ou ne la capte pas. On fait comme si ça n’existait pas, comme pour maintenir une sorte d’illusion. En revanche, cela pose la question de l’institution, car n’y a-t-il pas une tension, un certain péril à trop insister pour que le droit – ou certaines institutions – se saisissent de la part informelle de l’économie?
C’est vrai, mais en fait, je crois que la tension serait plutôt dans le fait de vouloir formaliser certaines activités par la volonté de les inclure dans un modèle de contrôle optimal. C’est le désir de contrôler certaines pratiques, afin de prélever des taxes, de juguler et de surimposer une structure étatique, fiscale, qui est susceptible de poser problème. Mais ce ne serait pas un problème si on laissait un espace de liberté et de créativité à l’agir économique, en reconnaissant qu’il y a différents espaces économiques qui peuvent remplir plusieurs fonctions (allocation des ressources, redistribution) et que dans ces espaces-là, il n’est pas nécessaire de formaliser les activités parce qu’elles sont déjà socialement efficaces. Le problème, toutefois, est la grille que nous appliquons dans l’analyse de l’efficience de ces systèmes. Par exemple, si l’on estime que le système est efficient d’abord s’il produit des retombées fiscales, il est évident qu’on aura tendance à vouloir le contrôler. Et même la réflexion sur l’institution doit aller plus en profondeur: les institutions ne sont pas forcément formalisées, étatiques. Une institution est un lieu où se cristallisent des pratiques, c’est le lieu où les normes se fondent et font l’objet d’une médiation. Les choses peuvent s’instituer simplement dans la relation, dans la confiance, dans le symbolique. C’est aussi le constat que, fondamentalement, les relations économiques s’instituent dans le social, et dans l’univers relationnel. Quel est donc le niveau de contrôle que nous voulons imposer sur ces structures-là? Comment voulons-nous exercer une forme de ponction sur ces systèmes-là? C’est aussi ça la réflexion à mener.
En même temps – je reviens sur ce que vous avez dit tout à l’heure quand vous parliez d’imposer des modèles exogènes à une société donnée, ou des théories qui tentent d’assujettir le réel au lieu d’en tenir compte –, et je fais ici référence à une idée que vous énoncez de façon limpide au sujet de l’Afrique et que vous avez effleurée tout à l’heure: on a tendance à plaquer des formes institutionnelles qui font fi de l’historicité qu’elles renferment et ainsi, on applique des politiques et des modèles économiques qui relèvent de l’enveloppement plus que du développement. C’est une perspective qu’on n’entend pratiquement jamais, du moins chez nous…
Oui. L’une des grandes erreurs est de croire que des sociétés peuvent endosser et reproduire une histoire qu’elles n’ont pas vécue. Ces formes sociétales qui ont fonctionné d’abord en Europe occidentale, mais qui montrent leurs limites aujourd’hui – limites écologiques d’abord –, ces formes ont été le fruit d’une longue histoire, une histoire non linéaire, faite de soubresauts, et les groupes humains, dans leur dynamique historique, ont trouvé des formes qui leur convenaient. Mais ils les ont trouvées dans l’expérience de la durée. Et ces formes ont donc été produites de manière endogène. Même si les sociétés ne sont pas isolées, qu’elles interagissent, ces productions demeurent endogènes. Mais comment peut-on envisager qu’il soit possible de prélever une forme achevée, qui véhicule une longue histoire, et la répliquer sur un groupe social qui a sa propre dynamique, sa propre historicité, sans envisager que les formes adéquates doivent aussi être le résultat d’une production endogène? Et je n’entends pas par là «autarcique»; on admet aussi que ces sociétés se pensent à une échelle mondiale, qu’elles sont interconnectées avec d’autres, dans des relations d’échange réciproques. Il faudrait cependant qu’elles puissent produire leurs propres formes, celles qui sont adéquates pour elles. C’est une attitude biaisée: on nie la créativité de certaines sociétés. Et pourtant, lorsqu’on y réfléchit, les sociétés africaines ont parmi les formes sociales les plus anciennes. Il y a une longue histoire faite d’une créativité renouvelée; comment peut-on donc penser que ces sociétés, qui ont une longue expérience de la vie humaine et sociale, soient incapables de produire des formes adéquates? C’est une idée sur laquelle il faut s’interroger.
Tout à fait, et pas dans le seul cas de l’Afrique: il faudrait aussi s’interroger sur les formes institutionnelles dans les démocraties libérales occidentales, qui, aujourd’hui, connaissent une crise évidente – économique et politique. Est-ce que votre réflexion sur la nécessité d’élargir notre conception des formes institutionnelles pour penser l’Afrique aujourd’hui pourrait être extrapolée à l’ensemble des sociétés, afin de mieux affronter la crise qui se vit partout?
Je le pense fondamentalement. Je pense que l’Afrique peut être un bon endroit pour explorer de nouvelles formes, et ce, pour plusieurs raisons. Le continent a de l’espace, des terres, de la vitalité. Mais aussi, c’est le moins engoncé dans les formes économiques du XXe siècle et du début du XXIe siècle. Il y a donc un espace pour la créativité. Même pour de nouvelles formes politiques. Si l’on regarde aujourd’hui l’état de la démocratie, on voit que les institutions fonctionnent à peu près dans les sociétés d’Europe occidentale… mais que la représentation ne fonctionne plus. Il y a un grand désir d’une démocratie plus directe, et un certain nombre de crises que nous vivons nous le montre. La montée des populismes le dit aussi.
Si l’on regarde ce que signifie la démocratie, c’est principalement trois choses: la participation du plus grand nombre aux décisions qui les concerne, l’organisation des contre-pouvoirs et l’établissement d’un contrat social qui inclut tout le monde, où la prospérité est partagée. Or, les formes institutionnelles censées assurer cela ébranlent ces piliers fondamentaux. La démocratie électorale n’assure pas la participation du plus grand nombre aux décisions, elle n’assure pas non plus le recours à l’intelligence collective – suffit de regarder l’état des contenus médiatiques, avec l’instrumentalisation des fake news pour manipuler les masses et faire triompher des idées nauséabondes –; il n’y a aucun filtre qualitatif pour que la décision prise «par le plus grand nombre» soit aussi la plus intelligente. Il y a là une réflexion à mener sur comment rendre compte de l’intelligence du peuple pour ainsi nous gouverner nous-mêmes. Là aussi, si on sort du fétichisme de la Grèce antique ou de la démocratie athénienne (qui n’est même pas celle qu’on vit actuellement), si on accepte d’en interroger les formes, on peut s’intéresser à des organisations sociales, économiques et politiques qui viennent de Chine, d’Afrique, d’Amérique latine, et qui peuvent servir de base pour un renouveau.
N’y a-t-il pas aussi une réflexion à avoir sur notre sentiment d’appartenance au monde? C’est ce dont il est question dans Habiter le monde: l’idée de penser l’individu comme faisant partie d’autre chose qu’un ensemble national. Maintenant, l’urgence climatique fixe à l’humanité un horizon très concret, au-delà duquel un naufrage paraît inévitable. La «politique relationnelle» dont vous parlez me semble prendre tout son sens dans ce contexte, mais il faut aussi reconnaître qu’actuellement, toutes les nations ne sont pas égales devant cette crise climatique. Comment conjuguer cela?
Là, nous plongeons au cœur de la problématique, car nous vivons dans un monde où les défis sont mondiaux – la crise climatique est un bon exemple –, mais nous continuons à réfléchir dans l’horizon de la localité. Nous n’arrivons pas à sortir de cet imaginaire. Notre sentiment d’appartenance est étriqué, car nous cultivons des identités figées dans un territoire, une race, une nationalité, qui l’emportent sur notre identité humaine. Nous partageons une condition humaine, nous partageons l’habitat Terre et les mêmes expériences existentielles, l’expérience de la vie humaine. Et dans les lieux d’où nous sommes, les cultures sont des réponses circonstanciées aux problèmes vécus, sont les visages de l’expérience humaine. Or, nous avons pris cette pluralité et nous l’avons essentialisée, si bien que nous n’arrivons plus à penser notre appartenance à l’humanité.
Prenez par exemple la question des migrations. Peu importe qu’il y ait beaucoup d’Algériens ou de Sénégalais qui émigrent ici ou là. La question qui importe est de savoir si les humains sont répartis de façon équitable, s’ils peuvent vivre dignement dans les lieux où ils se trouvent, et, si certains lieux deviennent invivables, comment répartir ces populations au mieux dans les espaces dont nous disposons, reconnaissant que la migration a toujours été le moteur principal du développement du monde et que cela ne changera pas. Et si on voyait cela, les problèmes seraient envisagés très différemment. Il y a actuellement des régions du monde qui sont densément peuplées, mais qui disposent de très peu de ressources, alors que d’autres ont une faible densité de population mais jouissent d’une abondance de ressources. Il est donc normal que la densité de la population se rééquilibre, et il aurait été intelligent que l’on travaille à l’équité territoriale, dans la répartition des ressources, des compétences dans toutes les localités pour que tous les individus puissent vivre décemment. Mais l’inaction, voire le refus d’envisager les choses sous cet angle, révèle notre vision étriquée de l’identité. Cela nous dit beaucoup de notre capacité à faire monde.
Mais, tout de même, comment distinguer ce que vous dites ici des mirages du cosmopolitisme libéral classique, qui non seulement fait abstraction de la critique du capitalisme, mais a montré son incapacité à endiguer la dépossession des peuples et le mépris de la dignité humaine? Comment éviter que ce discours sur l’appartenance au monde dérive vers un discours inoffensif, qui s’accommode parfaitement des mécanismes de la mondialisation néolibérale? C’est un piège réel…
Il y a deux choses: la mondialisation néolibérale, il faut déjà faire le constat qu’elle a, de fait, aboli les frontières et les nations. Le capitalisme financier est transnational et l’entreprise multinationale porte bien son nom. Elle n’admet aucune frontière et elle est surpuissante contre les États. Elle échappe largement à la fiscalité. C’est déjà une réalité. Le problème, c’est que devant cette réalité-là, qui a rendu, non pas cosmopolite, mais transnationale, la captation de la plus-value, il y a des questions d’ordre humain, de la justice humaine et des besoins fondamentaux, qu’il n’est pas possible de résoudre ni même de comprendre pleinement si on les envisage à l’échelle locale ou nationale. On peut souhaiter «faire monde» réellement sans tomber dans une forme d’utopie rêveuse, ou alors s’identifier à un lieu, un territoire, une culture, mais reconnaître aussi l’appartenance à l’humanité. On peut se situer à la croisée d’une pluralité d’identités, et d’ailleurs c’est un fait. Si je me regarde en tant qu’individu, ce qui fait ma culture est fait d’emprunts à l’Asie, à l’Europe comme à l’Afrique, mais on ne dira pas que j’habite tous ces lieux. Le problème, c’est qu’il y a une dichotomie entre ceux qui extraient de la plus-value et qui font fi des frontières, et le reste du monde qui pour l’instant n’est pas en mesure d’y prendre part, de faire monde réellement.
Et bien sûr, une incapacité des institutions démocratiques à créer un rapport de force…
Absolument, à créer un rapport de force mondial, puisqu’elles jouent à un niveau local alors que les acteurs qui profitent de la mondialisation néolibérale jouent à une autre échelle.
En même temps, vous dites qu’il faudrait des institutions représentatives et des instruments normatifs qui opèrent à l’échelle supranationale, or ces expériences ont été tentées. Le droit international existe, mais, à l’évidence, ne fonctionne pas tout à fait comme on le voudrait. Cet ordre normatif n’a pas de force contraignante directe. Il demeure tributaire de la souveraineté des États – ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose. Que faudrait-il donc, concrètement, pour arriver à «faire monde», au sens où vous l’entendez?
Bien sûr, ça ne fonctionne pas pour le moment, dans sa forme actuelle, mais ça pourrait fonctionner. Il ne faut pas voir les échecs comme étant définitifs. Si on regarde par exemple la COP21 [21e conférence de l’ONU sur les changements climatiques, tenue à Paris en 2015], ce n’est pas une grande avancée, mais c’est une avancée quand même. Les États se sont entendus sur un certain nombre de mesures à prendre et même s’ils ne les respectent pas, cela veut dire qu’à des échelles mondiales, il est possible de produire des normes. Leur effectivité, c’est une autre chose, mais c’est possible. Et d’un point de vue même juridique, rien n’empêche qu’on puisse penser une forme de citoyenneté mondiale qui viendrait se superposer à la citoyenneté nationale et qui octroierait des droits, par exemple le droit au soin de santé, peu importe où vous vous trouvez, à être éduqué, etc. Ce droit pourrait être octroyé à quiconque, apatride ou pas. Cette citoyenneté garantirait des droits minimums qui permettraient certains progrès concrets. C’est tout à fait envisageable; théoriquement rien ne s’y oppose sinon que nous sommes prisonniers de visions étriquées de l’appartenance.
Et sur le plan économique, ne faudrait-il pas faire un travail sur les concepts employés, d’une part, pour décrire l’état des choses, mais aussi, d’autre part, pour déterminer les objectifs à atteindre, en employant des moyens et des indicateurs autres? Je pense par exemple à «l’approche des capabilités» proposée par Amartya Sen, qui appréhende autrement les inégalités en évaluant d’abord la capacité effective qu’ont les individus à faire des choix, à jouir de certaines occasions, à accomplir leurs aspirations…
Absolument. Il y a un an et demi, un de mes doctorants a soutenu une thèse sur l’approche des capabilités de Sen. Il voulait savoir s’il était possible de la transposer au Sénégal. Nous avons créé des listes et des bases de données, interrogé les gens pour savoir s’ils avaient une vision plus large du bien-être, au-delà du revenu, et quelles étaient les variables importantes pour eux. Et là, nous avons constaté que la sémantique devait évoluer, le travail conceptuel devait évoluer, et qu’il y a tout un champ épistémologique à redéfinir pour remettre une discipline [l’économie] en phase avec les objectifs sociétaux humanistes. Il y a certainement un grand chantier à réaliser, car nous sommes encore héritiers de catégories fortement marquées par le revenu, le profit, l’économicisme, la statistique, mais qui disent très peu des sociétés humaines et des vrais enjeux que la discipline, si elle jouait le rôle qu’elle doit jouer, pourrait contribuer à résoudre. Il est primordial de faire ce travail des catégories, des notions et des champs sémantiques, parce que le champ économique est devenu hégémonique; il projette ses catégorisations sur tout l’espace sociétal et lorsque ces catégories sont purement quantitatives et déshumanisantes, on voit ce que cela peut causer comme catastrophes.
Pour finir, j’aimerais faire un pas de côté. Le 23 novembre 2018, vous avez publié un rapport commandé par Emmanuel Macron sur la restitution du patrimoine culturel africain aujourd’hui gardé dans les musées français. Comment est né ce rapport, dont l’origine est pour le moins inattendue, et que nous dit-il de l’évolution des relations entre l’Europe et l’Afrique?
Il faut d’abord rappeler que dès les indépendances africaines dans les années soixante, beaucoup d’États africains ont réclamé le retour de leur patrimoine sur le continent. L’essentiel du patrimoine avait été transféré en Europe entre 1885 et 1960. On a les deux tiers des collections françaises qui sont issues de la période coloniale et qui ont été constituées par des gestes d’appropriation, de pillage, de spoliation, de vol, de la vente ou du don. Or, nous, dans ce rapport, il nous a fallu retracer et faire une typologie de ces échanges pour évaluer la restitution. Mais les œuvres avaient déjà été réclamées dès les années soixante, et en 1978, le directeur général de l’UNESCO, un Sénégalais, avait lancé un grand appel pour le retour des œuvres à leur pays d’origine. L’UNESCO avait fait signer des conventions pour interdire que les États achètent ultérieurement les œuvres spoliées durant l’époque coloniale. La France a ratifié tardivement cette entente, puis, en 2016, le Bénin a acheminé une demande à l’État français pour une restitution. Le gouvernement de François Hollande avait alors refusé, mais en 2017, surprise!, Emmanuel Macron, dans un discours à Ouagadougou, annonce qu’il va travailler à ce que, d’ici cinq ans, le patrimoine africain dans les collections françaises soit restitué temporairement ou définitivement. C’est dans ce cadre qu’on nous a confié la mission de rédiger ce rapport.
Il y a ici une rupture dans le discours officiel qui a toujours opposé une fin de non-recevoir à ces demandes en utilisant un argument juridique voulant que les objets qui se trouvaient aujourd’hui dans le patrimoine mobilier de l’État français étaient incessibles et insaisissables. On a travaillé là-dessus, notamment en proposant un projet de loi. Mais au-delà du travail sur le geste de la captation, il faut retenir que cela pose la question de la relation entre la France et ses anciennes colonies, comment elle s’articule dans l’espace de l’imaginaire et de l’impensé, et comment elle offre la possibilité de réinventer la relation sur une base de réciprocité et de mutualité. Il s’agit de reconnaître que les anciens ont posé des gestes mais qu’il existe aujourd’hui une occasion de produire une nouvelle économique d’échange. Il s’agit de reconnaître que ces objets ont été créés par une autre culture et que les nouvelles générations ont droit à leur patrimoine aussi. Que la situation est totalement déséquilibrée s’il s’agit de réinventer une histoire au présent. Les conservateurs africains ne veulent pas vider les musées français, ils veulent simplement récupérer les objets qui ont une forte charge symbolique, tout en offrant de les faire ensuite circuler de l’Afrique vers l’Europe, selon de nouveaux termes. Ils sont prêts à s’inscrire dans une nouvelle économie de l’échange, à condition qu’on reconnaisse la légitimité de leurs demandes. Quand même, 90% du patrimoine africain s’est retrouvé dans les musées européens, et une large part de ce patrimoine a été spolié. Ce n’est pas normal!
Les fonctions plurielles du patrimoine de trace, de mémoire, de germination, d’inspiration culturelle et spirituelle, eh bien, toute une jeunesse africaine en a aujourd’hui besoin pour la construction. Comme tous les humains ailleurs, ils font face à leur histoire, se construisent, et ils ne peuvent le faire si le patrimoine leur a été confisqué.
Quand nous avons remis le rapport au président français, après une heure trente de discussion et de travail, il a consenti directement à la restitution des biens du Bénin, puisque le pays a formulé sa demande en bonne et due forme. Cela a lancé le débat ailleurs en Europe, en Belgique notamment, en Angleterre, en Hollande, en Allemagne. Aucun État européen ne sera épargné; ils devront faire le point sur ce moment de leur histoire, et envisager la manière de le traiter avec soin.
C’est là qu’on voit que, par le patrimoine, un élément donc a priori plus culturel, on peut recréer toute une économie entre les anciennes puissances coloniales et les pays qui ont été pillés.
Absolument, et c’est aussi voir que le symbolique est un espace riche, et un espace tectonique. Si dans le symbolique on arrive à réarticuler la relation de domination entre les pays, rien n’empêche que dans les autres espaces de la relation – l’économique, le politique –, les relations internationales fassent aussi l’objet d’un rééquilibrage, de la recherche d’une nouvelle équité. Lorsqu’on nous dit «oui, mais ce ne sont que des biens culturels», nous répondons: non, le symbolique a une puissance de dissémination, une puissance signifiante, et quand les choses bougent dans ce champ, elles bougent aussi ailleurs. Lorsqu’on bouleverse les représentations, l’univers de la relation s’en trouve nécessairement transformé, car c’est là que tout se noue. Et si on le dénoue, on peut envisager de le réinventer, ailleurs.