L’épaisseur des choses
L’infatigable directeur du Festival international de poésie de Trois-Rivières, Gaston Bellemare, n’a pas fini de sonder l’épaisseur des choses. Dans un élan réformiste sans précédent, il a récemment changé les règles d’inscription au Grand Prix de son événement. Maintenant, le poète qui veut avoir accès à l’un des prix les plus dotés (15 000$) au Québec doit avoir publié plus de cinq livres de poésie chez un éditeur reconnu. Ce bond du nombre d’œuvres publiées nécessaires à l’éligibilité du pousse-mine, de quatre à six, est le fruit d’une réflexion pénétrante que nous avons pu lire dans les pages du Devoir : «Quand on a commencé en 1985, un recueil comptait entre 125 et 200 pages. Aujourd’hui, c’est entre 60 et 90 pages. Ça prend deux livres d’aujourd’hui pour en faire un d’autrefois.» Devant tant de finesse intellectuelle, l’envie de chier dans un bocal et de l’envoyer à Bellemare par télégramme chanté m’a traversé furtivement l’esprit, puis j’ai décidé de m’en tenir à une publication sur Facebook, question d’être certain de m’adresser à la communauté virtuelle du Merveilleux Monde de la Poésie Québécoise™ qui, tout le monde le sait, passe ses journées devant l’ordinateur à se plaindre du non-octroi de leur priorité de bourses.
Suave ironie, qu’attends-tu pour m’achever? Je suis presque en train de me transformer en un personnage de tragédie de Racine, moi qui lui ai toujours préféré Molière. Je vois l’armée de poètes qui, sortant de la léthargie de leur Ahuntsic Dream, dévale tel un troupeau de zombies sur le plateau désenchanté du Mont Royal pour venir quêter un verre de vin au Port de tête, en maudissant le monde de la célébrité qu’on leur refuse, jour après jour. Et s’il n’en tenait qu’à eux? S’il ne tenait qu’à eux de refuser qu’on les réduise à un nombre de pages, à l’épaisseur d’un livre? L’œuvre du poète haïtien Magloire-Saint-Aude tient dans trois plaquettes publiées du vivant de son auteur et ne totalise même pas cent pages. Et ces trente-deux poèmes en valent bien soixante-quatre des nôtres, n’importe lesquels, pourvu que ces derniers aient été publiés par un «éditeur reconnu», sceau de fraîcheur garantissant le professionnalisme de quelqu’un qui, s’il s’avérait être un professionnel, aurait raté sa carrière.
Sortons de Montréal, du Québec, pour aller respirer à pleins poumons sur cette île, Hispaniola, dont la République dominicaine et celle d’Ayiti occupent chacune leur moitié. C’est à Port-au-Prince, ville-spirale, que nous allons explorer les tentacules innombrables d’un corps social schizophone; c’est à Delmas, quartier démultiplié, que nous allons à la rencontre d’un poète qui, à l’inverse de Magloire-Saint-Aude, a produit une œuvre monstrueuse dont les débordements se retrouveront encore dans un siècle sous les pavés de son quartier, comme des agates sculptées par la folie du temps, au cœur des lézardes courant sur les maisons entassées les unes sur les autres, sous le poids des hibiscus proliférant par centaines de milliers sur les murs de ciment effondrés ou refondés, dans les ravins creusés par le tremblement de terre du 12 janvier 2010, que les Haïtiens appellent tout simplement le «Goudou Goudou», d’après le bruit qu’ils ont entendu ce jour-là à 16 h 53. Frankétienne: homme-fleuve de toutes les inventions langagières, torrent d’images en déferlante, hydre aux têtes mangeuses d’éphémérides éternelles et explosives, fixées aux marges des pulsions, couleurs d’anti-ciel pesant sur les fronts rougeoyants des carnavals insensés où il puise ses armes, à la source même des accouplements de l’ombre. Frankétienne, le plus grand écrivain haïtien vivant, est à l’homme de la rue ce que la poésie est à la littérature: son utopie la plus révélatrice.