Les mots comme la poignée des choses
À chacun son florilège de citations de Ducharme, qu’on en juge par leur présence en exergue à des romans, des recueils de poèmes et même des essais parus au Québec. Celui que nous proposons ici, glané au fil de cinq des neuf romans publiés en un peu plus de trente ans d’écriture, voudrait donner à entendre différentes modulations de la voix de l’écrivain au gré des registres contrastés qu’il a pratiqués, de l’humour noir au rire jaune, de la caricature féroce au lyrisme tendre, de la provocation potache à la sentimentalité. Au-delà de la diversité des tonalités, c’est moins l’évolution d’une œuvre que la constance d’une position de et dans la littérature que ces extraits permettent d’illustrer. [Toutes les citations sont extraites des livres de la collection «Folio», chez Gallimard, ndlr.]
Il y en a qui s’arment de patience. D’autres, comme moi, se mettent des gants de boxe. Il ne faut pas avoir de patience, même celle dont on s’arme. Patience n’est qu’un habit de lenteur. Les compagnies d’assurance disent que la vitesse tue. La vitesse finit par tuer son homme. La lenteur commence par tuer son homme.
— L’Avalée des avalés, p. 111-112
On ne naît pas en naissant. On naît quelques années plus tard, quand on prend conscience d’être. Je suis née vers l’âge de cinq ans, si je m’en souviens bien. Et naître à cet âge, c’est naître trop tard, car à cet âge on a déjà un passé, l’âme a forme. À peine un papillon est-il né qu’il essaie ses ailes. Son premier mouvement est celui qui le plonge ivre mort vers l’azur. Les papillons sont beaux. Naissant, j’ai cru avoir le choix et j’ai choisi d’être un papillon, aux ailes constituées de vitraux jaune-orange. Puis, sûre de mon coup, sans plus réfléchir, je me suis élancée du haut du donjon où j’étais. Hélas! je n’étais pas un papillon. J’étais un buffle. Pour tout dire, j’étais un rhinocéros. Depuis la moitié d’une décennie, j’étais autre chose qu’un papillon. Ce qui devait arriver est arrivé: je me suis écrasée sur un parvis, le parvis s’est fendu en deux, et je me suis retrouvée à l’hôpital. Quand on est rhinocéros, inutile d’essayer de voler.
— L’Avalée des avalés, p. 192
Aux Îles, au printemps, quand l’eau de crue s’était retirée, il y avait plus de carpes que d’eau dans le ruisseau. Quand l’eau baissait, le ruisseau se coupait du fleuve et toutes les carpes du monde restaient prises dedans. Nous pouvions en pêcher à pleines pelletées. Nous pouvions en capturer avec nos mains. Les adultes disaient qu’elles n’étaient pas bonnes, qu’elles n’étaient pas mangeables. Mais elles étaient belles, d’or. Mais c’était enivrant, des milliers de poissons, de gros poissons, dans une rigole. La neige fondait, l’eau montait, le vallon s’emplissait, le vallon débordait sur la route. Il y avait de l’eau dans la cave; c’était comme si nous étions en bateau. Il y avait de l’eau sous le plancher; l’eau nous visitait. On allait à l’école dans l’eau; on marchait sur la mer. Il y avait un pied d’eau sur la route. Nous promenions nos bateaux sur le bord de l’eau montée, des bateaux que nous portions au bout du bras quand nous étions fatigués de les faire flotter. Nous nous construisions un radeau, chaque année. C’était une vraie embarcation. Nous pouvions nous noyer. Il y en avait qui s’étaient noyés en navigant en radeau. Plus l’eau était haute, plus nous étions contents. En nous levant, nous courions à la fenêtre, pour voir où l’eau était arrivée. Quand l’eau se mettait à baisser, c’était épouvantable. Hostie! Tout cela, maintenant, c’est de la mauvaise littérature, des réminiscences, du non-sens, du passé, du dépassé, du trépassé, du déclassé, du crétacé, du miel à mouches, de la rhubarbe à cochons. C’est fini, maintenant. Pas de revenez-y.
— Le nez qui voque, p. 78-79
À l’Accroc, l’après-midi, c’est plein d’hommes d’affaires. Ils trouvent l’ambiance artisse propisse. Ils se tapent le dîner d’affaire (business lunch) en parlant d’affaires (business) puis ils continuent à parler d’affaires jusqu’à ce que l’affaire foire ou soit dans le sac. C’est irrespirable. On ne retournera plus jamais à l’Accroc l’après-midi. De toute façon, on n’aime pas les après-midi. On trouve que c’est une période de la journée catégoriquement inutile et superflue. Si on faisait nous-mêmes les jours, on les ferait noirs d’un bout à l’autre. Tous en chemise de nuit sous un parapluie!
— L’hiver de force, p. 206
Puis c’est tout. Puis qu’est-ce que tu veux comprendre dans un ramassis de calembours pareil? Puis qu’est-ce qu’on va faire? On va retourner à Montréal sur le pouce avec notre Flore laurentienne sous le bras. On va partir tout à l’heure. Puis personne ne va vouloir nous embarquer à cause de la noirceur. Puis demain, 21 juin 1971, l’hiver va commencer, une dernière fois, une fois pour toutes, l’hiver de force (comme la camisole), la saison où on reste enfermé dans sa chambre parce qu’on est vieux et qu’on a peur d’attraper du mal dehors, ou qu’on sait qu’on ne peut rien attraper du tout dehors, mais ça revient au même.
— L’hiver de force, p. 273-274
Fanie a crié, elle s’était planté un clou à bardeau dans le pied, dans le creux. Ça m’a beaucoup impressionné. Je me suis senti garant de la liberté des enfants de pouvoir courir pieds nus sur la terre. J’ai lâché la scie et le marteau, j’ai remis mes travaux de menuiserie jusqu’à ce que j’aie rendu en tout point, à mon carré de sol, son hospitalité sacrée. J’ai repassé la tondeuse, où il y avait moyen, pour y voir clair, puis je me suis rattelé au balai d’acier. Je ratisse à la grandeur, de haut en bas. Une clé de boîte de sardines, un anneau de tasse, un hameçon rouillé ne m’échappent pas, ni la millième miette enfouie d’une ampoule électrique écrasée. Un ballot de vieux déchets domestiques enracinés dans la friche, envahis par des insectes en mutation, ne me dégoûte pas. L’escarpement est particulièrement riche en surprises. On tire un bout de fil de fer, on déterre un chapelet de ressorts à coussin. On saisit un coin de tissu, on se ramasse avec tout un tapis. Un pot de cornichons cache un pot de confitures, un bas nylon pourri un tas d’épluchures. J’en remplis des boîtes et des boîtes. J’en oublie le boire et le manger.
— Va savoir, p. 118-119