Tout dans le presque rien
Éclipsés par la lumière bleutée de nos écrans, étouffés par le bruit de fond des informations qui nous sollicitent, les détails les plus discrets de l’existence glissent sur notre rétine et se succèdent sans laisser de trace. L’œuvre de Lydia Davis peut être décrite comme une pratique d’attention soutenue à ces détails. Les microrécits de Can’t and Won’t montrent que l’attention est un choix constamment renouvelé, celui de faire attention, et l’un des grands plaisirs que leur lecture procure est d’y reconnaître des situations familières auxquelles nous n’avions pas accordé d’importance auparavant.
Le soin que Davis met à décrire les choses les plus banales – les poils du chien qu’on retrouve avec nostalgie dans la maison longtemps après sa mort, le design d’un sac de petits pois surgelés, les dilemmes éthiques et l’angoisse qui surgissent lorsqu’on consulte le menu d’un restaurant – en fait une héritière de Flaubert, un auteur qu’elle connaît bien puisqu’elle a traduit Madame Bovary en 2010. Plusieurs des textes du recueil sont d’ailleurs des adaptations libres d’anecdotes relatées par le romancier dans sa correspondance avec Louise Colet: visite chez le dentiste, funérailles à Rouen, balade au jardin botanique, etc. Tout comme Flaubert, Davis flirte avec l’idée d’écrire un livre sur rien, et, comme chez lui, ce fantasme se traduit en une recherche stylistique rigoureuse. Dans son univers, même les détails les plus insignifiants abritent une complexité inépuisable qu’il s’agit de clarifier afin de parvenir à la cohérence de la phrase, cet ordre artificiel qui permet d’arrêter un moment le monde pour mieux le contempler. «Les œuvres les plus belles, écrivait Flaubert, sont celles où il y a le moins de matière.» Elles sont les plus belles, semble répondre Davis, parce qu’elles sont plus près de la vie telle qu’elle est le plus souvent vécue, en une succession de jours sans éclat. Le style de cette écrivaine, en ce sens, est une méthode pour appréhender le réel, par des détails que bien des auteurs jugeraient trop ennuyeux pour figurer dans un livre, mais dont elle sait révéler l’étrangeté, grâce à des procédés de défamiliarisation humoristique dont elle seule possède le secret. Une quinzaine de pages sont ainsi consacrées à trois vaches que la narratrice observe avec émerveillement, leur immobilité ayant à ses yeux quelque chose de philosophique.
Il faut lire cette écrivaine peu connue des lecteurs francophones (traduite chez Phébus: Ce qu’elle savait, 2005; Kafka aux fourneaux, 2009), que plusieurs considèrent comme l’une des nouvellistes les plus originales de sa génération. Elle fait partie de ces artistes dont le pouvoir de suggestion est assez puissant pour infléchir le regard que l’on porte sur les choses; lire Lydia Davis, c’est réapprendre à s’émerveiller devant l’abondance des signes que nous avons pris l’habitude d’ignorer.