Anesthésia!

Enfermés dans le présent, nous ne pouvons plus rien promettre.

C’est un chiot de trois mois tenu en laisse. Ça ne lui plaît pas. Il fait sa grève du tas. Son maître tente de lui expliquer la vie en lui ébouriffant les poils. Le chiot reste mort. Je fais part au maître de ma sincère admiration: «Il est bien souverain, celui-là! — Un berger belge, me dit le maître, c’est comme ça, têtu, mais il apprendra, et dites-moi donc, madame, tant qu’on y est, vous n’avez pas l’impression qu’il y a de plus en plus de Français dans le coin? — Il me semble qu’il y a surtout de plus en plus d’anglophones. — Mais ça, ce n’est pas une impression, c’est un fait, me dit l’homme, mes propres enfants, ils ne parlent plus que l’anglais, c’est une affaire d’une dizaine d’années et ce sera terminé, le français, c’est bien pourquoi je trouve si bizarre qu’il y ait de plus en plus de Français dans le coin. — Je crois que ce sont les échanges économiques au sein de la francophonie qui amènent ces Français.» Le chiot berger belge bondit et aboie à toute force vers le vieux beagle chassieux qui s’amène. Le beagle doit être sourd. Il passe sans même branler la queue. Le chiot est fou de rage. Le maître le gronde en l’ébouriffant à nouveau, c’est sa méthode: «Tu aurais aimé discuter avec lui, hein? puis, s’adressant à moi, qu’est-ce que c’est, le sein de la francophonie?» Bon, il voulait se foutre de ma gueule. J’ai laissé la question glisser dans l’air avec les nouvelles feuilles mortes. J’ai récité intérieurement mon Nietzsche: Dresser un animal qui puisse promettre, n’est-ce pas le véritable problème de l’homme? J’y aurais réfléchi quelques minutes si mon attention n’avait pas été happée par le double impératif collé sur la borne du parcomètre: Méfiez-vous… Payez à distance.

Je me suis donc éloignée. Arrivée à l’eau lisse du bassin de granit noir du Centre de commerce mondial, à quelques pas du fragment du mur de Berlin, dont le côté est du pâté de maisons donne sur le côté ouest de Montréal, je me suis mise à calculer combien de réfugiés je serais en mesure de loger dans cet espace. Je venais de traverser le Palais des congrès et j’y avais repéré déjà pas mal de places libres. Si je les additionnais, je pourrais en loger plus d’un millier tranquille. Le problème de la femme (moi), cependant, était ici bien simplement qu’elle n’arrivait pas à décider si ces espaces étaient publics ou privés, si la ruelle des Fortifications était publique ou privée. Le bassin de granit noir était privé, elle en avait la certitude, et elle pouvait en respirer les abords grâce à la générosité des mécènes. Mais grâce à cette même générosité, les réfugiés pourraient sans doute utiliser cette eau si pure pour se laver après leur long périple. Peut-être même pourraient-ils s’abreuver à cette eau sans ride, se disait la femme (moi) qui ne pouvait rien promettre, qui n’avait pas été dressée à pouvoir promettre, qui se méfiait sans cesse d’elle-même et de ses élans humanitaires et qui, si elle payait, payait en gardant ses distances. Elle payait même pour recevoir son compte de Bell par la poste tellement elle tenait à garder ses distances.

Et comment aurait-elle pu promettre à partir du moment où elle avait adhéré au hic et nunc qui avait effacé le passé et le futur? Oh, mais on a bien tous un petit talent d’acteur, d’illusionniste ou d’imposteur qui permet de se faire passer pour un autre le temps qu’il faudra pour promettre. On peut bien faire un accroc au moment présent. Ce sont là des jeux de promesses qui n’engagent rien ni personne. On n’a rien à tenir. On n’a qu’à partager, c’est cool, et à examiner le mouvement des bancs de ménés qui se forment viralement dans ces jeux. C’est du clic. Vous pouvez vous faire sculpter un carquois et des flèches en ébène de Madagascar si vous voulez passer pour la promesse d’un Cri authentique de l’Harricana. Vous pouvez signer Tom si vous voulez faire oublier votre Thomas. Vous pouvez vous appeler Pauline, juste le temps de, mais ce serait commettre une erreur: l’image est, plus que l’ange, terrible (Rilke). L’image peut vous basculer dans son dos, sans que personne, quelqu’un mis à part, n’ait vu venir la ruade. C’est que l’image qu’on dresse à pouvoir promettre, souvent, fait sa grève du tas, comme un chiot belge mis en laisse. Et les mots restent en rade, gavés d’insignifiance. Et les identités restent blessées. Et l’idée d’une solution prend la place de la solution qui échappe. Ils étaient soixante-dix corps en décomposition, et l’image du poulet, peinte sur la camionnette, était intacte.

Suzanne Jacob est écrivaine.

N° 310: Repenser la souveraineté

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