La peur du loup
Je vivais à Paris depuis, je ne sais pas, un an et demi peut-être, disons deux ans, assez en tout cas pour avoir l’impression d’y être depuis longtemps. Un samedi après-midi que je mangeais un cornet de crème glacée en niaisant devant la vitrine d’une librairie, j’ai eu un drôle de malaise. C’est le titre d’une plaquette, ça devait être un recueil de poèmes, qui, je m’en souviens encore comme il faut, a déclenché toute l’affaire: la boule, d’abord, dans le fond du ventre, après ça le serrement à la gorge puis, finalement, la confusion, la désorientation peut-être plutôt, pendant laquelle on essaye de comprendre ce qui vient de se passer.
Ce titre-là ne comportait pourtant pas grand-chose d’extraordinaire. Le regard d’un Français, d’un Belge, d’un Algérien, ou de n’importe qui parlant une autre langue mais quand même capable de lire ou d’au moins déchiffrer le français, devait glisser dessus, je gagerais vingt piasses, comme il le ferait sur un trognon de pomme. Mais pour un Québécois, je veux dire un Québécois absent de chez lui depuis un bon bout, un livre intitulé La souveraineté du vide, ça fessait dans le dash en maudit.
Le premier choc, tout ça se déclinait en déflagrations, a été de réaliser que je n’avais pas lu, pas vu ni entendu, ni même entraperçu le mot souveraineté depuis mon arrivée en France. J’avais l’impression de voir un mort, ou enfin un revenant. J’ai eu envie de lui demander ce qu’il faisait là. C’est pourtant le deuxième choc qui a été le plus violent, à cause, sans doute, de son côté rétroactif. Si le mot ne m’avait pas manqué, pas une miette, tout ce temps-là, si je n’avais pas non plus ressenti le besoin de l’utiliser, ça me faisait quand même drôle d’éprouver après coup, précisément en le voyant, à quel point il était, il avait été, complètement absent de mon vocabulaire comme du paysage social dans lequel je me trouvais. Du coup, et ça a été le troisième choc, son omniprésence quand je vivais à Montréal m’est devenue presque étouffante.