Le contexte
Lise Noël arrive à Liberté en 1982, dans une rédaction exclusivement masculine, avec une «Chronique de l’intolérance» qu’elle tiendra jusqu’en décembre 1985. Elle s’y intéresse aux petites et grandes oppressions, par exemple à ce que signifie la présence sur scène de sept cantatrices noires à l’occasion du centenaire du Metropolitan Opera ou encore aux dérives langagières qui masquent en réalité une droitisation de l’opinion. Féministe, elle remet en cause l’autosatisfaction des Québécois persuadés de leur supériorité en matière d’égalité des sexes et n’hésite pas à relever des propos sexistes tenus par ses collègues de Liberté. Mais la chroniqueuse est aussi docteure en histoire et sa réflexion la mène à tenter une typologie des héros et des salauds pendant la Seconde Guerre mondiale ou à penser l’Allemagne d’après 1945, coupable et vaincue. C’est d’ailleurs en tant qu’historienne qu’elle ouvre le dossier du numéro 143 de la revue, «L’histoire vécue», avec un long texte expliquant les principes, les enjeux et les difficultés de la discipline. À partir de 1986, Lise Noël n’écrit plus pour Liberté mais continue de siéger au comité de rédaction jusqu’en octobre 1987.
La question de l’intolérance n’est cependant pas close pour Lise Noël, qui reçoit en 1989 le prix du Gouverneur général pour L’intolérance. Une problématique générale, paru au Boréal la même année. Dans la continuité de Women, Race and Class de la féministe noire américaine Angela Davis (1981), elle se propose d’élargir encore la synthèse et d’étendre l’analyse à toutes les formes d’oppression (vis-à-vis des homosexuel·le·s, des handicapé·e·s, des malades psychiatriques, voire des Canadien·ne·s francophones). En croisant les résultats de centaines d’études portant sur des cas spécifiques de discriminations menées en Occident dans la seconde moitié du xxe siècle et en reprenant l’histoire occidentale en général (colonialisme, exploitation ouvrière…), Lise Noël montre la similitude des mécanismes utilisés par les oppresseurs (sans qu’ils en aient parfois même conscience) pour assigner les opprimés à la place qui leur revient, celle de différent·e·s, d’immatures, de sales, d’irresponsables, d’incapables… Mais l’essai est aussi «un guide pratique […] pour les personnes engagées dans l’action» et la longue dernière partie est consacrée aux luttes d’émancipation.
La chronique reproduite ici s’intéresse aux intellectuels, une espèce sans doute mieux lotie que les Noir·e·s aux États-Unis ou les femmes autochtones. Ces individus douteux doivent néanmoins répondre à la même accusation contradictoire portée contre tous les groupes opprimés et résumée dans la dernière ligne du texte; c’est que, même minoritaires, désarmés, économiquement peu influents, discrédités et méprisés, ils représenteraient bizarrement une grave menace pour l’ordre social. Ce qui justifie qu’on les fasse taire. Et la boucle est bouclée.